Opinions sociales | Page 7

Anatole France
pauvres, qui cherchaient leur vie sur la chauss��e, s'envolaient en gerbe avec son cri familier: Des choux, des navets, des carottes! Une vieille m��nag��re, qui s'��tait approch��e, lui disait, en tatant des c��leris:
--Qu'est-ce qui vous est donc arriv��, p��re Crainquebille? Il y a bien trois semaines qu'on ne vous a pas vu. Vous avez ��t�� malade? Vous ��tes un peu pale.
--Je vas vous dire, m'ame Mailloche, j'ai fait le rentier.
Rien n'est chang�� dans sa vie, �� cela pr��s qu'il va chez le troquet plus souvent que d'habitude, parce qu'il a l'id��e que c'est f��te, et qu'il a fait connaissance avec des personnes charitables. Il rentre, un peu gai, dans sa soupente. ��tendu dans le plumard, il ram��ne sur lui les sacs que lui a pr��t��s le marchand de marrons du coin et qui lui servent de couverture, et il songe: ?La prison, il n'y a pas �� se plaindre; on y a tout ce qui vous faut. Mais on est tout de m��me mieux chez soi.?
Son contentement fut de courte dur��e. Il s'aper?ut vite que les clientes lui firent grise mine.
--Des beaux c��leris, m'ame Cointreau!
--Il ne me faut rien.
--Comment qu'il ne vous faut rien? Vous vivez pourtant pas de l'air du temps.
Et m'ame Cointreau, sans lui faire de r��ponse, rentrait fi��rement dans la grande boulangerie dont elle ��tait la patronne. Les boutiqui��res et les concierges, nagu��re assidues autour de sa voiture verdoyante et fleurie, maintenant se d��tournaient de lui. Parvenu �� la cordonnerie de l'Ange gardien, qui est le point o�� commenc��rent ses aventures judiciaires, il appela:
--M'ame Bayard, m'ame Bayard, vous me devez quinze sous de l'autre fois.
Mais m'ame Bayard, qui si��geait �� son comptoir, ne daigna pas tourner la t��te.
Toute la rue Montmartre savait que le p��re Crainquebille sortait de prison, et toute la rue Montmartre ne le connaissait plus. Le bruit de sa condamnation ��tait parvenu jusqu'au faubourg et �� l'angle tumultueux de la rue Richer. L��, vers midi, il aper?ut Mme Laure, sa bonne et fid��le cliente, pench��e sur la voiture du petit Martin. Elle tatait un gros chou. Ses cheveux brillaient au soleil comme d'abondants fils d'or largement tordus. Et le petit Martin, un pas grand'chose, un sale coco, lui jurait, la main sur son coeur, qu'il n'y avait pas plus belle marchandise que la sienne. A ce spectacle, le coeur de Crainquebille se d��chira. Il poussa sa voiture sur celle du petit Martin et dit �� Mme Laure d'une voix plaintive et bris��e:
--C'est pas bien de me faire des infid��lit��s.
Mme Laure, comme elle le reconnaissait elle-m��me, n'��tait pas une duchesse. Ce n'est pas dans le monde qu'elle s'��tait fait une id��e du panier �� salade et du D��p?t. Mais on peut ��tre honn��te dans tous les ��tats, pas vrai? Chacun a son amour-propre, et l'on n'aime pas avoir affaire �� un individu qui sort de prison. Aussi ne r��pondit-elle �� Crainquebille qu'en simulant un haut de coeur.
Et le vieux marchand ambulant, ressentant l'affront, hurla:
--Dessal��e, va!
Mme Laure en laissa tomber son chou vert, et s'��cria:
--Eh! va donc, vieux cheval de retour! ?a sort de prison, et ?a insulte les personnes!
Crainquebille, s'il avait ��t�� de sang-froid, n'aurait jamais reproch�� �� Mme Laure sa condition. Il savait trop qu'on ne fait pas ce qu'on veut dans la vie, qu'on ne choisit pas son m��tier, et qu'il y a du bon monde partout. Il avait coutume d'ignorer sagement ce que faisaient chez elles les clientes, et il ne m��prisait personne. Mais il ��tait hors de lui. Il donna par trois fois �� Mme Laure les noms de dessal��e, de charogne et de roulure. Un cercle de curieux se forma autour de Mme Laure et de Crainquebille, qui ��chang��rent encore plusieurs injures aussi solennelles que les premi��res, et qui eussent ��gren�� tout du long leur chapelet, si un agent soudainement apparu ne les avait, par son silence et son immobilit��, rendus tout �� coup aussi muets et immobiles que lui. Ils se s��par��rent. Mais cette sc��ne acheva de perdre Crainquebille dans l'esprit du faubourg Montmartre et de la rue Richer.
* * * * *
Et le vieil homme allait marmonnant:
--Pour s?r que c'est une morue. Et m��me y a pas plus morue que cette femme-l��.
Mais dans le fond de son coeur, ce n'est pas de cela qu'il faisait un reproche. Il ne la m��prisait pas d'��tre ce qu'elle ��tait. Il l'en estimait plut?t, la sachant ��conome et rang��e. Autrefois ils causaient tous deux volontiers ensemble. Elle lui parlait de ses parents qui habitaient la campagne. Et ils formaient tous deux le m��me voeu de cultiver un petit jardin et d'��lever des poules. C'��tait une bonne cliente. De la voir acheter des choux au petit Martin, un sale coco, un pas grand'chose, il en avait re?u un coup dans l'estomac; et quand il l'avait vue faisant mine de le m��priser, la moutarde
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 59
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.