Oeuvres de André Lemoyne | Page 8

André Lemoyne
de réchauffer son flegme un peu britannique à cette ardente
causerie dont Georges et Marie faisaient à eux deux presque tous les
frais. C'est réellement tout un monde que la conversation intime d'un
artiste bien doué, qui voit juste, apprécie bien et trouve la plus belle des
langues, la nôtre, pour traduire en notes rapides et colorées tout son
flux pittoresque de riches pensées inattendues.
Bien que d'un ton fort réservé, Marie Alvarès fut très curieuse au fond,
comme sans doute elle se croyait en droit de l'être; nerveuse, inquiète,
incisive, interrogeante, elle multiplia les questions sur tous les points,
serrée d'arguments comme un réquisitoire; elle voulut tout savoir de sa
vie, surtout après son départ d'Alexandrie, depuis trois années, époque
de ses dernières nouvelles au comte de Morsalines, son meilleur ami.

Comme Georges n'avait rien à cacher, ni rien à inventer, ses
explications furent toutes naturelles. Il raconta qu'à son arrivée à
Alexandrie, et durant son séjour au Caire, jaloux d'abord de se faire un
nom à tout prix, il avait travaillé avec rage, à en perdre les yeux:
étudiant les sables, les ciels, les grèves, essayant de rendre la grâce de
forme ou la grandeur d'aspect des platanes, des lentisques, des cèdres
ou des tamariniers; à ses yeux la couleur n'était plus dans l'empâtement
en éclaboussures papillotantes des romantiques, ni dans les froides
grisailles aux maigres contours des Ingristes. Pour lui la vraie couleur
était simplement la logique de la lumière tombant sur les objets et en
précisant les valeurs relatives: ce qu'il avait essayé de rendre et ce qui
constituait la réelle originalité de ses oeuvres, grassement éclairées,
sans charlatanisme de tons criards.
Il raconta qu'en partant d'Alexandrie il était allé à Zanzibar, de là sur la
côte orientale d'Afrique, et qu'en s'engageant dans l'intérieur des terres,
lui et son escorte avaient été capturés par un chef de tribu indigène qui
l'avait gardé trois ans prisonnier; qu'il avait eu la vie sauve grâce à son
talent de peintre: il avait grossièrement esquissé, disait-il, Sa Majesté
africaine, assez haute en couleur, nuancée d'acajou, une espèce de
Soulouque moins l'uniforme, ainsi que la reine teintée de palissandre,
les principaux dignitaires couronnés de plumes d'oiseaux rares, et toute
leur progéniture, vrais singes d'enfants grotesques, à jambes grêles et à
tête d'hydrocéphales, tels que déjà nous les avait montrés Decamps, etc.,
etc. Au bout de trois années d'anxiétés, de fièvres, de nuits à
moustiques, de peintures forcées, il avait dû sa délivrance au passage
d'une grande caravane anglaise, qui l'avait très hospitalièrement
recueilli. Il rapportait dans ses poches de voyageur une foule de menus
objets tenant peu de place, mais du plus grand prix. Il étala sur les
fleurs de neige de la nappe damassée de petits scarabées historiques de
cornaline orientale, d'émeraude et de jaspe vert, qui avaient eu
l'honneur de dormir, plusieurs siècles, sur la poitrine des Pharaons
défunts dans une hypogée de la Haute-Égypte; des fragments d'ambre
jaune d'une admirable transparence où s'enchâssaient, parfaitement
conservés, des insectes au corselet noir et aux élytres de vermillon;
curieux spécimens d'espèces disparues, qui, bien avant notre déluge,
depuis des milliers d'années, furent embaumés tout vifs dans ces

merveilleuses larmes d'or; enfin il exhiba deux perles rares, que lui
avait données l'iman de Mascate, perles en forme de poire, grosses
comme les perles blanches de notre gui d'Europe et que Marie Alvarès
trouva fort belles; il glissa ces deux gouttes de lait irisées dans le creux
de sa petite main longue, fluette, moite et rose, et pour elles Marie
Alvarès eut un éclair involontaire dans les yeux.
Après le dîner, toute la soirée fut charmante: elle se passa en musique.
Marie Alvarès, d'une voix émue, pénétrante, fraîche de timbre comme
celle d'un enfant, chanta les plus belles pages de Don Juan et de la
_Flûte enchantée_. La voix du paysagiste, un peu rude d'accent, mais
d'une riche sonorité, fort juste et bien rythmée, ne fut pas trop indigne
de Pamina dans le fameux duo d'amour en andante qu'on bisse toujours
au théâtre. Il fut également bissé par le comte, formant à lui seul tout
l'auditoire, et lui-même fit preuve de la meilleure grâce en exécutant
avec la sûreté de main d'un maître la Marche turque, vraie musique de
fête, de joie et de lumière, qui pour le nouvel hôte s'épanouissait en
fleurs de bienvenue.
On se quitta un peu tard. Marie Alvarès fit une profonde révérence au
paysagiste, mais sans lui offrir la main, et le comte reconduisit Georges
à son oreiller en lui disant:
«Comme tu es ici chez toi, tu commanderas. Demain, à ton gré, tu
dormiras ta grasse matinée ou tu continueras ton esquisse dans
l'_Avenue des Hêtres_; moi je reprendrai mon fusil et les furets pour
achever, si faire se peut, l'extinction de mes rongeurs. A onze heures
précises le
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