elle l'avait reconnu.
Tout le sang de ses veines lui reflua au coeur. Elle n'était guère
préparée à une commotion si forte, et fut obligée de s'appuyer un
instant sur la haute canne de son ombrelle marine. Elle se maîtrisa
pourtant peu à peu, et quand elle put reprendre sa marche, cette fois,
grave et recueillie, elle avait recouvré tout le sang-froid apparent
qu'exigeait la situation nouvelle.
Le comte vint à sa rencontre, et lui prenant la main:
«Heureuse fortune pour nous, Marie. Permettez-moi de vous présenter
un de mes plus anciens amis, que jusqu'à présent vous connaissiez
simplement par ses oeuvres, Georges Fontan, qui nous revient
d'Égypte....»
Georges s'inclina profondément en essayant de voiler son trouble.
«Soyez le bienvenu, monsieur, dit Marie, de sa voix musicale et
pénétrante, impassible de visage, mais avec l'accent du plus grand
accueil.
--J'ose espérer, Marie, reprit le comte, que vous serez plus heureuse que
moi. Georges voulait absolument repartir ce soir même. A peine ai-je
eu le temps de l'entrevoir. Faites-moi la grâce d'insister pour qu'il nous
reste au moins quelques jours.
--Ah! monsieur, dit Marie, en le regardant bien cette fois, je... vous en
prie.»
Pour toute réponse, l'artiste s'inclina de nouveau dans le rayonnement
de son regard. Il était subjugué.
Le comte de Morsalines ramassa son fusil, qu'il avait failli oublier
(faute assez grave pour un chasseur); Georges boucla, tant bien que mal,
sur un coin d'épaule, les courroies de son équipement, et Marie Alvarès
rouvrit son ombrelle, en reprenant le chemin de l'avenue. Ils revinrent
ensemble à menus pas au château, en échangeant un peu au hasard
quelques phrases toutes faites sur la belle soirée d'avril.
De quel siècle datait le château? était-ce brique ou granit de Barfleur?
Et le mobilier? de style Renaissance ou Louis XV? Peu nous importe,
n'est-ce pas? Ce que je puis vous affirmer, c'est que notre nouvel hôte
trouva dans sa chambre d'ami linge de luxe, brosse à barbe, lime à
ongles, rasoirs de bonne trempe, ciseaux droits et curvilignes, petits et
grands miroirs, savons très onctueux, eaux de senteur où les Flores des
Deux Mondes se donnaient rendez-vous, en un mot tout ce qu'il lui
fallait pour refaire sa toilette de pèlerin, de sorte qu'il descendit fort
présentable à l'heure du dîner.
Ils devaient dîner seuls. Il y avait bien un quatrième couvert, pour une
respectable demoiselle de la maison, une soeur puînée de feu Alvarès,
que je cite seulement pour mémoire, mais elle fut peu gênante
ce-soir-là, ayant dû s'absenter pour une oeuvre de charité et pousser à
quelques lieues jusqu'à Sainte-Mère-Église, d'où elle devait revenir le
lendemain.
Ils dînèrent donc tous trois seuls, et purent deviser librement en toute
fantaisie.
Je crois que, parmi les nombreux indigènes de la Manche et du
Calvados et même des cinq départements de l'ancienne Normandie
(pour ne pas trop élargir notre cercle), on eût trouvé difficilement, dans
la sélection humaine, des types aussi accentués que ceux de nos trois
personnages, comme richesse intrinsèque d'organisme, et rares produits
modernes de notre monde civilisé.
Il avait très belle mine, le paysagiste, avec sa fine barbe rousse en
éventail, comme les aimait notre cher et regretté Ricard, petit-fils du
Titien, né par erreur sous notre latitude; mais ce qu'il avait de
particulièrement remarquable, c'était l'oeil: l'iris, brun comme une
goutte de café noir, était sablé de points d'or, et le regard, sérieux et
recueilli, avait une longue portée comme ceux des marins, des rêveurs
et des fauves, habitués à embrasser d'un coup d'oeil de grands espaces
de mer ou de ciel. Pour avoir longtemps vécu dans les sables d'Égypte,
il avait gardé dans l'oeil un vague reflet du désert, et quand le regard
s'animait sous une paupière frangée de longs cils, il y avait là du
velours et du feu. A l'appui du regard la parole était vive, ardente,
colorée, tout en images comme les versets de la Bible et les récits des
conteurs orientaux. A son insu, Marie Alvarès subissait le charme
étrange de ses regards et vibrait aux sons purs de ses paroles magiques.
Elle était vêtue simplement d'une robe vert pâle, garnie de dentelles
noires, dont le corsage échancré carrément faisait singulièrement valoir
la jeune femme épanouie dans son luxe de beauté. Le cou, d'une
blancheur mate, était merveilleux d'inflexions aux moindres caprices de
la pensée; et, aux torsades opulentes de sa chevelure, on comprenait
qu'à la rigueur elle aurait pu s'en habiller comme Ève; sa voix musicale
était grave comme un son d'orgue ou caressante comme une prière de
petite fille.
Le comte, dont vous connaissez déjà le portrait, fut comme toujours
affable et spirituel, doué de la rare faculté de savoir bien écouter, très
sobre d'interruptions, fort heureux d'assister à cette paisible fête de
l'intelligence où le coeur entrait pour une grande part, nullement fâché
d'ailleurs
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