déjeuner, si l'heure te convient. Alors nous aviserons pour
l'après-midi.» Le programme fut adopté.
Nos rêves, a-t-on dit, ne sont pas autre chose que l'intensité de la vie
réelle, en rose ou en noir. Cette nuit-là, tous trois dormirent en rose,
mais les rêves furent bien différents.
Marie Alvarès se demanda d'abord si les raisons que l'artiste avait
données de sa longue absence étaient fort concluantes. Il restait à cet
égard dans sa pensée quelques nuages persistants, mais ils se
dissipèrent dans l'envahissement du premier sommeil. Quand elle fut
entrée dans le pays des songes, perdant les notions de l'espace et du
temps, elle rêva que Georges lui faisait une cour assidue de huit années
(un an de plus que Jacob pour Rachel); mais les événements
s'accomplissaient dans les plus singulières conditions: elle traversait à
la nage un grand lac d'Égypte dont elle ignorait le nom (bien au delà du
Nil blanc), et dans les eaux tièdes et parfumées, parmi les roses bleues
des nymphaeas, Georges la poursuivait sans pouvoir jamais l'atteindre.
Ce lac était immense, et la poursuite dura huit années, au bout
desquelles le nageur épuisé succombait. Au dernier souffle, au dernier
regard de l'infortuné poursuivant, elle fut prise de pitié, se détourna
pour l'envelopper de ses deux bras, et put le ramener vivant dans une île
fleurie, où commença pour eux l'éternité des plus saintes joies permises,
comme dans une féerie de l'Ancien Testament.
Le sommeil de Georges le conduisit, par des chemins de traverse, au
palais de la Belle au bois dormant. La difficulté n'était pas d'y entrer,
mais, cette fois, d'en sortir. D'antiques forêts sans issues, hautes comme
des flèches de cathédrales, en défendaient les abords, et de la dernière
fenêtre on n'apercevait ni la campagne, ni la mer. Georges essayait de
fuir, mais ses jambes se dérobaient, et dans un palais diaphane, en
costume de cérémonie, sur un grand lit de parade, une jeune et belle
dormeuse, la fiancée de son meilleur ami, lui souriait, les yeux fermés,
l'apercevant fort bien à travers ses paupières closes, et il entendait sa
pensée lui dire clairement: «Pas d'efforts inutiles, tu ne partiras plus.»
Pour le comte, il rêva tout naturellement de son prochain mariage
(Georges étant son témoin), et de longues années d'un bonheur paisible,
où toute une lignée de petits Morsalines, élevés dans les traditions du
père, vivaient en protecteurs intelligents des beaux-arts, comme une
vraie filière moderne de Médicis, par un heureux anachronisme, dans
notre siècle de fer anglo-américain.
Georges fut sur pied de grand matin et chercha à savoir où il se trouvait.
Était-ce bien sur notre globe ou dans le royaume des fées? Il ouvrit ses
fenêtres, l'air vif le dégrisa: la mer moutonnait en bas à trois quarts de
lieue, et sur les pentes boisées la grasse Normandie étalait franchement
ses verdures aux caresses de l'aurore. L'instinct du paysagiste se
réveilla, Georges partit pour l'avenue des Hêtres, se mit résolument à
l'oeuvre dans la rosée, et à onze heures son esquisse était finie, avec
une large traînée de soleil sous les branches et une fine buée d'opale à
la ligne d'horizon.
«Tiens, dit-il à Henri, qui vint à sa rencontre, voilà ton Avenue pour
décorer ta salle à manger, je n'en suis pas mécontent. Elle fera très bon
effet dans un petit cadre à biseau sablé.»
Marie était descendue; elle admira l'esquisse, et on déjeuna d'assez
joyeuse humeur, l'acclimatation morale et intellectuelle étant déjà
parfaite entre les trois convives. A table on parla de ce qu'il y aurait à
voir aux environs dans l'après-midi. On cita la tour de la Hougue,
célèbre par l'éclatant désastre de Tourville; le phare de Barfleur, qui ne
ressemble en rien à son illustre frère de Cordouan, le somptueux édifice
de Louis XIV, mais qui, tout moderne, dresse d'un jet dans le ciel sa
tige de granit monochrome, comme un jonc démesuré d'un seul brin qui,
planté dans l'écume des marées, peut sans crainte osciller aux tempêtes,
avec son étoile blanche au front qui regarde à dix lieues. Enfin on parla
de la Sinope, petite rivière sinueuse dans une vallée profonde, très
pittoresque vers la fin de son parcours, entre le hameau de Lestre et le
havre de Quinéville. Consulté sur les trois points, Georges donna la
préférence à la petite rivière.
«Adopté, dit Henri, et puisqu'il en est ainsi, la vallée se trouvant à une
lieue tout au plus, je vous y conduirai d'abord, et Marie t'en fera les
honneurs, tandis que je retournerai jusqu'à Sainte-Mère-Église,
chercher Mlle Marthe Alvarès, pure Espagnole du pays des oranges,
qui n'aime guère à voyager seule en voiture et que mon plus habile
cocher ne rassure pas. Vous aurez tout le loisir de faire une belle
promenade, et les premiers rentrés à la maison attendront les
retardataires.» Le plan fut agréé.
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