Oeuvres de André Lemoyne | Page 5

André Lemoyne
née en mer, aux bercements du navire,
dans un voyage au long cours de Liverpool à Valparaiso. Ma mère était
trop souffrante pour me donner son lait, et comme il y avait une chèvre
à bord, elle fut ma première nourrice: ce qui explique, m'a-t-on dit, mon
caractère fantasque.
--Très bizarre, en effet, interrompit Georges d'un ton de surprise
enjouée. Absolument comme l'ancien maître des Dieux, dont je
comprends aujourd'hui l'humeur capricante; tu m'y fais songer pour la
première fois. Mais, pardon, continue.
--J'abrège mon récit pour ne pas t'ennuyer. Elle me raconta que son
père, un Espagnol de race, s'était réfugié à la frontière de France en
temps de troubles (on se battra toujours au delà des Pyrénées); qu'il
avait connu et épousé sa mère à Argelès; qu'espérant refaire sa fortune,
il avait navigué dans l'Inde et les deux Amériques; qu'en fin de compte,
comme un lièvre qui fait sa randonnée, il était revenu au gîte pour être
successivement maître de forges dans l'Ariége, raffineur de sucre dans
le Pas-de-Calais (à Corbehem, je crois), et que tout récemment il était

venu s'échouer dans une filature à Fleury-sur-Andelle, où il se trouvait
traqué par une meute de créanciers avec un passif de deux cent mille
francs; que dans cette crise désastreuse elle craignait un coup de tête,
que son père avait quelque chose d'égaré dans les yeux et qu'elle avait
pris sur elle de venir à moi de son propre mouvement. Elle me parut
très digne et très émue, et me dit en achevant: «Monsieur le comte, si
ma démarche vous paraît étrange, oubliez-la et pardonnez-moi; si elle
vous semble toute naturelle, faites simplement ce que vous dira votre
coeur.»
«Je la rassurai en prenant congé d'elle, et il résulta de mes informations
que le noble Castillan, habile joueur de guitare et grand rouleur de
cigarettes, n'était pas plus fait pour l'industrie qu'un poète lyrique pour
la traite des noirs; qu'il avait constamment périclité dans les deux
mondes; et, en résumé, comme la mauvaise chance entrait au moins
pour les trois quarts dans son jeu, je payai les créanciers.
--Et de deux, pour ce dévouement de famille, s'écria Georges
spontanément dans un sincère élan d'enthousiasme.
--Oui, reprit Henri d'un ton modeste, mais grâce à moi, l'honnête
homme, depuis, a pu tranquillement s'éteindre dans son lit, et il m'a
légué son trésor de fille.
--Destinée sans doute à devenir ton joyau de femme?
--Comme tu le dis.... Elle me semblait un peu brusque et bizarre d'abord,
mais je me suis fait à son caractère.... Elle est vive, intelligente, enjouée,
spirituelle, très bonne musicienne, et je dois te dire qu'elle comprend
fort bien tes paysages, qu'elle admire à tous les Salons. C'est une de tes
enthousiastes, et récemment elle a su trouver bec et ongles pour te
défendre contre un groupe de prétendus réalistes qui voient mal et qui
peignent lourd, gris, terne, sec et dur, en croyant copier la nature, qui se
moque éternellement d'eux, sachant qu'elle n'est pas comprise. Marie
Alvarès, cher ami, connaît toutes tes oeuvres et t'apprécie, crois-le bien,
à ta rare valeur. Mais je me trouve naïf, voilà une grande heure que je
dépense à te parler d'elle quand j'ai sur moi son portrait: une miniature
ovale tout récemment peinte et assez bien venue sur une feuille d'ivoire.

En attendant que je te présente à l'original, tiens, regarde. Qu'en
dis-tu?»
Ici Georges fit un haut-le-corps à en perdre l'équilibre s'il n'avait eu si
bonne assiette sur son trône de mousse. La jeune fille qu'il avait sauvée,
devenue femme, lui souriait comme la Joconde dans ce petit cadre
ovale à fil d'or.
Sa voix lui resta dans la gorge.
Mais comme, pour sa part, le comte attachait des yeux fort
complaisants sur la gracieuse et vivante image, le trouble de Georges
lui échappa sans doute, et quand il interrogea du regard le paysagiste:
«Très belle, répondit Georges. Et... tu l'aimes?
--Je l'aime, oui et non, pas précisément; je n'en suis pas fou, ce n'est pas
du délire; mais entrée dans ma vie par surprise, elle y est restée comme
un enchantement; et je crois que, si je venais à la perdre, je ne m'en
consolerais pas.
--Alors, tu l'aimes profondément, dit Georges d'une voix lente et toute
songeuse....» Et un combat terrible se passa dans le coeur du pauvre
artiste, qui se trouvait entre l'homme dévoué, l'ami des grands jours, qui
l'avait arraché lui-même de l'abîme, et la femme de ses rêves qui lui
souriait dans tout le rayonnement de sa beauté; il allait la revoir sans
doute, dans une heure peut-être. Il comprit que, s'il restait, il n'aurait
plus la force de partir, et il fallait se décider vite. La lutte fut héroïque.
Il triompha; des perles de sueur froide lui couronnaient les tempes.
«Allons se dit-il, soyons homme.»
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