Oeuvres de André Lemoyne | Page 4

André Lemoyne
le mystérieux personnage disparut en hâte, comme

si quelque inexorable fatalité lui poussait les talons.
«Pour ma part, j'eus un mois de fièvre, et quand je pus me rendre à
Saint-Malo, le père et la fille avaient quitté l'hôtel depuis vingt jours
pour une destination inconnue. Où étaient-ils? le sillon de tant de
navires s'efface à chaque heure sur la mer! On les supposait d'une
grande famille étrangère, de l'Amérique espagnole, je crois. A une
époque aussi troublée que la nôtre, était-ce une affaire politique ou
quelque sinistre financier qui les expatriait? je ne l'ai jamais su.
--Et cette jeune fille, continua le comte ému et surpris, avant l'heure du
péril tu ne l'avais pas encore vue?
--Je l'avais rencontrée deux fois sur la grève et j'avais admiré sa bonne
grâce de petite fée grandissante (elle avait quinze ans peut-être); sa
luxuriante chevelure m'avait ébloui, et j'étais resté sous le charme de
ses yeux songeurs, révélant tout un monde de pensées dans l'aurore de
la femme.
--Comme tu en parles, quel afflux d'éloquence! dit Henri avec le plus
bienveillant des sourires.
--Je raconte simplement, reprit Georges. Je fus comme un fou durant
toute la saison chaude. Aux premières fraîcheurs de septembre, le
cerveau se calma. Ce fut alors que je me réfugiai dans l'art comme un
désespéré, et qu'un matin d'octobre (je m'en souviens, si tu l'as oublié)
je vins à toi en te disant: «Henri, comme coloriste, j'ai quelque chose en
moi. Je voudrais voir l'Orient. Qu'en penses-tu? Peut-être dix mille
francs suffiraient....» Et pour toute réponse tu m'en donnas trente, avec
le geste affable et le sourire princier de Laurent le Magnifique.
--Le Dieu des Beaux-Arts m'en a su gré. Tes succès me récompensent;
mais, pour en revenir une fois encore à cette jeune fille, tu ne l'as
jamais revue?
--Jamais.
--Et si, tôt ou tard, tu la rencontrais?

--Ah! je donnerais tous mes rêves de gloire et mes plus saintes joies
d'artiste pour une heure d'amour en toute franchise de coeur.... Mais
descendons de ces nuages platoniques et parlons un peu de toi, cher ami.
On prend des années sous les hautes futaies de son parc aussi bien que
sur les planches d'un navire. A ton tour, raconte-moi tes aventures.
Es-tu resté garçon, ou n'aurais-tu pas de beaux enfants à me faire
embrasser?
--Pas encore... mon genre de vie placide et d'apparence heureuse ne
s'est guère modifié depuis ton départ: bains de mer, villes thermales,
champs de courses, bals et théâtres, toujours la même chose, et toujours
à peu près les mêmes figures. Cette éternelle existence au beau fixe,
implacable comme le bleu indigo du ciel napolitain chanté par les
guitaristes, commençait à me donner sur les nerfs, quand un incident
fort inattendu s'est présenté dans ma vie.... Quelques mots suffiront,
puisque tu veux bien m'écouter:
«Dans l'après-midi d'une chaude journée fleurie (il y avait quelques
nuées d'orage dans l'air et les plantes du jardin embaumaient), je
répétais au piano une fantaisie de Chopin, ému comme toujours de cette
musique étrange, nerveuse et saccadée, qui vous emporte dans son
tourbillon de fièvre avec des notes poignantes comme un sanglot dans
un rêve, quand j'aperçus, derrière moi, dans la glace et comme encadrée
dans le chambranle de la porte, une jeune femme blonde vêtue de noir,
immobile comme une statue et semblant écouter de tout son être, dans
le religieux silence du recueillement. Je voulus m'interrompre, mais
d'un geste souverain et d'un regard où il y avait autant de prière que
d'autorité, elle m'obligea de continuer mon thème; et seulement lorsque
les dernières vibrations s'éteignirent, elle vint à moi, comme les
apparitions en longues robes traînantes que Jean de Fiesole fait glisser
dans les fresques de ses paradis. Sa grande chevelure lui ruisselait aux
épaules; elle n'était pas d'un blond cendré, ni blond d'ambre, ni blond
de lin, mais d'un blond tonique, presque châtain, à reflets d'or.»
Ici l'attention de Georges redoubla.
«Très bien, monsieur le comte, me dit-elle, vous comprenez la musique
des maîtres.»

«Je m'empressai de faire asseoir ma belle visiteuse et lui demandai ce
qui me valait l'honneur de sa venue.
«Un vulgaire motif d'intérêt, me répondit-elle d'une voix toute musicale;
nous tombons des hauteurs de l'art sur la réalité plate. Mais avant de
vous exposer l'objet de ma visite, permettez-moi de vous présenter
l'indiscrète personne qui a pris la liberté de vous déranger.»
«Je m'inclinai respectueusement.
«Vous ne vous en doutiez peut-être pas, continua-t-elle, mais je suis de
vos parentes. Je me nomme Marie Alvarès. Vous souvient-il de ce
nom-là dans votre famille?
--En effet, répondis-je après réflexion, du côté maternel, parenté
latérale, un peu lointaine, mais réelle.
--Ma mère étant cousine de la vôtre, reprit-elle d'une voix réservée, je
me trouve donc un peu votre nièce. Nous avons très longtemps vécu à
l'étranger. Moi-même je suis
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