Oeuvres complètes de Paul Verlaine, Vol. 1 | Page 7

Paul Verlaine
sommeil des momies.

Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés,
Charrie
augustement ses îlots mordorés,
Et soudain, beau d'éclairs, de fracas
et de fastes,
Splendidement s'écroule en Niagaras vastes.
L'Eurotas,
où l'essaim des cygnes familiers
Mêle sa grâce blanche au vert mat
des lauriers,
Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète,

Rhythmique et caressant, chante ainsi qu'un poète.
Enfin, Ganga,
parmi les hauts palmiers tremblants
Et les rouges padmas, marche à
pas fiers et lents
En appareil royal, tandis qu'au loin la foule
Le long

des temples va, hurlant, vivante houle,
Au claquement massif des
cymbales de bois,
Et qu'accroupi, filant ses notes de hautbois,
Du
saut de l'antilope agile attendant l'heure,
Le tigre jaune au dos rayé
s'étire et pleure.
--Toi, Seine, tu n'as rien. Deux quais, et voilà tout,
Deux quais
crasseux, semés de l'un à l'autre bout
D'affreux bouquins moisis et
d'une foule insigne
Qui fait dans l'eau des ronds et qui pêche à la
ligne.
Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin
Les passants
allourdis de sommeil ou de faim,
Et que le couchant met au ciel des
taches rouges,
Qu'il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges

Et, s'accoudant au pont de la Cité, devant
Notre-Dame, songer, coeur
et cheveux au vent!
Les nuages, chassés par la brise nocturne,

Courent, cuivreux et roux, dans l'azur taciturne.
Sur la tête d'un roi du
portail, le soleil,
Au moment de mourir, pose un baiser vermeil.

L'Hirondelle s'enfuit à l'approche de l'ombre.
Et l'on voit voleter la
chauve-souris sombre.
Tout bruit s'apaise autour. A peine un vague
son
Dit que la ville est là qui chante sa chanson,
Qui lèche ses
tyrans et qui mord ses victimes;
Et c'est l'aube des vols, des amours et
des crimes.
--Puis, tout à coup, ainsi qu'un ténor effaré
Lançant
dans l'air bruni son cri désespéré,
Son cri qui se lamente, et se
prolonge, et crie,
Éclate en quelque coin l'orgue de Barbarie:
Il
brame un de ces airs, romances ou polkas,
Qu'enfants nous tapotions
sur nos harmonicas
Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes,

Vibrer l'âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes.
C'est écorché,
c'est faux, c'est horrible, c'est dur,
Et donnerait la fièvre à Rossini,
pour sûr;
Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées;
Sur une
clef de sol impossible juchées,
Les notes ont un rhume et les do_ sont
des _la,
Mais qu'importe! l'on pleure en entendant cela!

Mais
l'esprit, transporté dans le pays des rêves,
Sent à ces vieux accords
couler en lui des sèves;
La pitié monte au coeur et les larmes aux
yeux,
Et l'on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux,
Et dans une
harmonie étrange et fantastique
Qui tient de la musique et tient de la

plastique,
L'âme, les inondant de lumière et de chant,
Mêle les sons
de l'orgue aux rayons du couchant!
--Et puis l'orgue s'éloigne, et puis c'est le silence,
Et la nuit terne
arrive et Vénus se balance
Sur une molle nue au fond des cieux
obscurs:
On allume les becs de gaz le long des murs.
Et l'astre et les
flambeaux font des zigzags fantasques
Dans le fleuve plus noir que le
velours des masques;
Et le contemplateur sur le haut garde-fou
Par
l'air et par les ans rouillé comme un vieux sou
Se penche, en proie
aux vents néfastes de l'abîme.
Pensée, espoir serein, ambition sublime,

Tout, jusqu'au souvenir, tout s'envole, tout fuit,
Et l'on est seul avec
Paris, l'Onde et la Nuit!
--Sinistre trinité! De l'ombre dures portes!
Mané-Thécel-Pharès des
illusions mortes!
Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur,
Si
terribles, que l'Homme, ivre de la douleur
Que lui font en perçant sa
chair vos doigts de spectre,
L'Homme, espèce d'Oreste à qui manque
une Électre,
Sous la fatalité de votre regard creux
Ne peut rien et va
droit au précipice affreux;
Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses

De tuer et d'offrir au grand Ver des épouses
Qu'on ne sait que choisir
entre vos trois horreurs,
Et si l'on craindrait moins périr par les
terreurs
Des Ténèbres que sous l'Eau sourde, l'Eau profonde,
Ou
dans tes bras fardés, Paris, reine du monde!
--Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant,
Tu traînes dans
Paris ton cours de vieux serpent,
De vieux serpent boueux, emportant
vers tes havres
Tes cargaisons de bois, de houille et de cadavres!
MARCO[1]
[Note 1: L'auteur prévient que le rythme et le dessin de cette ritournelle
sont empruntés à un poème faisant partie du recueil de M. J.-T. de
Saint-Germain: _les Roses de Noël_ (Mignon). Il a cru intéressant
d'exploiter au profit d'un tout autre ordre d'idées une forme lyrique un
peu naïve peut-être, mais assez harmonieuse toutefois dans sa

maladresse même, et qui n'a point trop mal réussi, ce semble, à son
inventeur, poète aimable.]
Quand Marco passait, tous les jeunes hommes
Se penchaient pour
voir ses yeux, des Sodomes
Où les feux d'Amour brûlaient sans pitié

Ta pauvre cahute, ô froide Amitié;
Tout autour dansaient des
parfums mystiques
Où l'âme, en pleurant, s'anéantissait.
Sur ses
cheveux roux un charme glissait;
Sa robe rendait d'étranges musiques
Quand Marco passait.
Quand Marco chantait, ses mains, sur l'ivoire,
Évoquaient souvent la
profondeur noire
Des airs primitifs que nul n'a redits,
Et sa voix
montait dans les paradis
De la symphonie immense des rêves,
Et
l'enthousiasme alors transportait
Vers des cieux connus
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 53
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.