Oeuvres complètes de Paul Verlaine, Vol. 1 | Page 6

Paul Verlaine
chants,
Chers endormis, vos sommeils mornes!
SÉRÉNADE
Comme la voix d'un mort qui chanterait
Du fond de sa fosse,
Maîtresse, entends monter vers ton retrait
Ma voix aigre et fausse.

Ouvre ton âme et ton oreille au son
De la mandoline:
Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson
Cruelle et câline.
Je chanterai tes yeux d'or et d'onyx
Purs de toutes ombres,
Puis le Léthé de ton sein, puis le Styx
De tes cheveux sombres.
Comme la voix d'un mort qui chanterait
Du fond de sa fosse,
Maîtresse, entends monter vers ton retrait
Ma voix aigre et fausse.
Puis je louerai beaucoup, comme il convient,
Cette chair bénie
Dont le parfum opulent me revient
Les nuits d'insomnie.
Et pour finir, je dirai le baiser
De ta lèvre rouge,
Et ta douceur à me martyriser,
--Mon Ange!--ma Gouge!
Ouvre ton âme et ton oreille au son
De ma mandoline:
Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson
Cruelle et câline.
UN DAHLIA
Courtisane au sein dur, à l'oeil opaque et brun
S'ouvrant avec lenteur

comme celui d'un boeuf,
Ton grand torse reluit ainsi qu'un marbre
neuf.
Fleur grasse et riche, autour de toi ne flotte aucun
Arôme, et la beauté
sereine de ton corps
Déroule, mate, ses impeccables accords.
Tu ne sens même pas la chair, ce goût qu'au moins
Exhalent celles-là
qui vont fanant les foins,
Et tu trônes, Idole insensible à l'encens.
--Ainsi le Dahlia, roi vêtu de splendeur;
Élève, sans orgueil, sa tête
sans odeur,
Irritant au milieu des jasmins agaçants!
NEVERMORE
Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice,
Redresse et
peins à neuf tous tes arcs triomphaux;
Brûle un encens ranci sur tes
autels d'or faux;
Sème de fleurs les bords béants du précipice;

Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice!
Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni;
Entonne, orgue enroué,
des Te Deum splendides;
Vieillard prématuré, mets du fard sur tes
rides:
Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni;
Pousse à Dieu ton
cantique, ô chantre rajeuni.
Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!
Car mon rêve
impossible a pris corps, et je l'ai
Entre mes bras pressé: le Bonheur,
cet ailé
Voyageur qui de l'Homme évite les approches.
--Sonnez,
grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!
Le Bonheur a marché côte à côte avec moi;
Mais la FATALITÉ ne
connaît point de trêve:
Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,

Et le remords est dans l'amour: telle est la loi.
--Le Bonheur a
marché côte à côte avec moi.
IL BACIO

Baiser! rose trémière au jardin des caresses!
Vif accompagnement sur
le clavier des dents
Des doux refrains qu'Amour chante en les coeurs
ardents,
Avec sa voix d'archange aux langueurs charmeresses!
Sonore et gracieux Baiser, divin Baiser!
Volupté non pareille, ivresse
inénarrable!
Salut! L'homme, penché sur ta coupe adorable,
S'y
grise d'un bonheur qu'il ne sait épuiser.
Comme le vin du Rhin et comme la musique,
Tu consoles et tu berces,
et le chagrin
Expire avec la moue en ton pli purpurin...
Qu'un plus
grand, Goethe ou Will, te dresse un vers classique.
Moi, je ne puis, chétif trouvère de Paris,
T'offrir que ce bouquet de
strophes enfantines:
Sois bénin et, pour prix, sur les lèvres mutines

D'Une que je connais, Baiser, descends, et ris.
DANS LES BOIS
D'autres,--des innocents ou bien des lymphatiques,--
Ne trouvent
dans les bois que charmes langoureux,
Souffles frais et parfums
tièdes. Ils sont heureux!
D'autres s'y sentent pris--rêveurs--d'effrois
mystiques.
Ils sont heureux! Pour moi, nerveux, et qu'un remords
Épouvantable
et vague affole sans relâche,
Par les forêts je tremble à la façon d'un
lâche
Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts.
Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l'onde.
D'où tombe un
noir silence avec une ombre encor
Plus noire, tout ce morne et
sinistre décor
Me remplit d'une horreur triviale et profonde.
Surtout les soirs d'été: la rougeur du couchant
Se fond dans le gris
bleu des brumes qu'elle teinte
D'incendie et de sang; et l'angélus qui
tinte
Au lointain semble un cri plaintif se rapprochant.

Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe
Et repasse, toujours
plus fort, dans l'épaisseur
Toujours plus sombre des hauts chênes,
obsesseur,
Et s'éparpille, ainsi qu'un miasme, dans l'espace.
La nuit vient. Le hibou s'envole. C'est l'instant
Où l'on songe aux
récits des aïeules naïves...
Sous un fourré, là-bas, là-bas, des sources
vives
Font un bruit d'assassins postés se concertant.
NOCTURNE PARISIEN
A Edmond Lepelletier.
Roule, roule ton flot indolent, morne Seine,--
Sur tes ponts
qu'environne une vapeur malsaine
Bien des corps ont passé, morts,
horribles, pourris,
Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.
Mais
tu n'en traînes pas, en tes ondes glacées,
Autant que ton aspect
m'inspire de pensées!
Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font
Monter le voyageur vers
un passé profond,
Et qui, de lierre noir et de lichen couvertes,

Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes.
Le gai Guadalquivir rit
aux blonds orangers
Et reflète, les soirs, des boléros légers,
Le
Pactole a son or, le Bosphore a sa rive
Où vient faire son kief
l'odalisque lascive.
Le Rhin est un burgrave, et c'est un troubadour

Que le Lignon, et c'est un ruffian que l'Adour.
Le Nil, au bruit plaintif
de ses eaux endormies,
Berce de rêves doux le
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