Oeuvres complètes de Paul Verlaine, Vol. 1 | Page 5

Paul Verlaine
le
diable n'y perdait rien...
Et dans le boudoir où, sonore,
Tintait son rire aérien,
Brillaient
quatre points de phosphore.
II
JÉSUITISME
Le chagrin qui me tue est ironique, et joint
Le sarcasme au supplice,
et ne torture point
Franchement, mais picote avec un faux sourire
Et
transforme en spectacle amusant mon martyre,
Et sur la bière où gît
mon Rêve mi-pourri,
Beugle un De profundis_ sur l'air du _Traderi.

C'est un Tartufe qui, tout en mettant des roses
Pompons sur les
autels des Madones moroses,
Tout en faisant chanter à des enfants de
choeurs
Ces cantiques d'eau tiède où se baigne le coeur,
Tout en
ami donnant ces guimpes amoureuses
Qui serpentent au coeur sacré

des Bienheureuses,
Tout en disant à voix basse son chapelet,
Tout
en passant la main sur son petit collet,
Tout en parlant avec
componction de l'âme,
N'en médite pas moins ma ruine,--l'infâme!
III
LA CHANSON DES INGÉNUES
Nous sommes les Ingénues
Aux bandeaux plats, à l'oeil bleu,
Qui
vivons, presque inconnues,
Dans les romans qu'on lit peu.
Nous allons entrelacées,
Et le jour n'est pas plus pur
Que le fond de
nos pensées,
Et nos rêves sont d'azur;
Et nous courons par les prés
Et rions et babillons
Des aubes
jusqu'aux vesprées,
Et chassons aux papillons;
Et des chapeaux de bergères
Défendent notre fraîcheur,
Et nos
robes--si légères--
Sont d'une extrême blancheur;
Les Richelieux, les Caussades
Et les chevaliers Faublas
Nous
prodiguent les oeillades,
Les saluts et les «hélas!»
Mais en vain, et leurs mimiques
Se viennent casser le nez
Devant
les plis ironiques
De nos jupons détournés;
Et notre candeur se raille
Des imaginations
De ces raseurs de
muraille,
Bien que parfois nous sentions
Battre nos coeurs sous nos mantes
A des pensers clandestins,
En
nous sachant les amantes
Futures des libertins.
IV
UNE GRANDE DAME

Belle «à damner les saints», à troubler sous l'aumusse
Un vieux juge!
Elle marche impérialement.
Elle parle--et ses dents font un
miroitement--
Italien, avec un léger accent russe.
Ses yeux froids où l'émail sertit le bleu de Prusse
Ont l'éclat insolent
et dur du diamant.
Pour la splendeur du sein, pour le rayonnement

De la peau, nulle reine ou courtisane, fût-ce
Cléopâtre la lynce ou la chatte Ninon,
N'égale sa beauté patricienne,
non!
Vois, ô bon Buridan: «C'est une grande dame!»
Il faut--pas de milieu!--l'adorer à genoux.
Plat, n'ayant d'astre aux
cieux que ces lourds cheveux roux Ou bien lui cravacher la face, à cette
femme!
V
MONSIEUR PRUDHOMME
Il est grave: il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son
oreille. Ses yeux,
Dans un rêve sans fin, flottent insoucieux
Et le
printemps en fleurs sur ses pantoufles brille.
Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à
l'ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons
silencieux?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille
Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu.
Il est juste-milieu,
botaniste et pansu,
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces
maroufles,
Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son
éternel coryza,
Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.
INITIUM

Les violons mêlaient leur rire du chant des flûtes,
Et le bal tournoyait
quand je la vis passer
Avec ses cheveux blonds jouant sur les volutes

De son oreille où mon Désir comme un baiser
S'élançait et voulait
lui parler sans oser.
Cependant elle allait, et la mazurque lente
La portait dans son rythme
indolent comme un vers,
--Rime mélodieuse, image étincelante,--

Et son âme d'enfant rayonnait à travers
La sensuelle ampleur de ses
yeux gris et verts.
Et depuis, ma Pensée--immobile--contemple
Sa Splendeur évoquée,
en adoration,
Et, dans son Souvenir, ainsi que dans un temple,
Mon
Amour entre, plein de superstition.
Et je crois que voici venir la Passion.
ÇAVITRI
(MAHA-BRAHATA)
Pour sauver son époux, Çavitri fit le voeu
De se tenir trois jours
entiers, trois nuits entières,
Debout, sans remuer jambes, buste ou
paupières:
Rigide, ainsi que dit Vyaça, comme un pieu.
Ni, Curya, tes rais cruels, ni la langueur
Que Tchandra vient épandre
à minuit sur les cimes
Ne firent défaillir, dans leurs efforts sublimes,

La pensée et la chair de la femme au grand coeur.
--Que nous cerne l'Oubli, noir et morne assassin,
Ou que l'Envie aux
traits amers nous ait pour cibles.
Ainsi que Çavitri faisons-nous
impassibles,
Mais, comme elle, dans l'âme ayons un haut dessein.
SUB URBE
Les petits ifs du cimetière
Frémissent au vent hiémal,
Dans la
glaciale lumière.

Avec des bruits sourds qui font mal,
Les croix de bois des tombes
neuves
Vibrent sur un ton anormal.
Silencieux comme les fleuves,
Mais gros de pleurs comme eux de
flots,
Les fils, les mères elles veuves,
Par les détours du triste enclos,
S'écoulent,--lente théorie,
Au
rythme heurté des sanglots.
Le sol sous les pieds glisse et crie,
Là-haut de grands nuages tors

S'échevèlent avec furie.
Pénétrant comme le remords,
Tombe un froid lourd qui vous écoeure,

Et qui doit filtrer chez les morts,
Chez les pauvres morts, à toute heure
Seuls, et sans cesse grelottants,

--Qu'on les oublie ou qu'on les pleure!--
Ah! vienne vite le Printemps,
Et son clair soleil qui caresse,
Et ses
doux oiseaux caquetants!
Refleurisse l'enchanteresse
Gloire des jardins et des champs
Que
l'âpre hiver tient en détresse!
Et que,--des levers aux couchants,
L'or dilaté d'un ciel sans bornes

Berce de parfums et de
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