Oeuvres complètes, v 4-5 | Page 6

Alfred de Musset
mot.
LE DUC.
Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, pardieu! le seul prêtre honnête homme que j'aie vu de ma vie.
VALORI.
Monseigneur, l'honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit; et parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants.
LE DUC.
Ainsi donc, point d'explications?
SIRE MAURICE.
Voulez-vous que je parle, monseigneur? tout est facile à expliquer.
LE DUC.
Eh bien?
SIRE MAURICE.
Les désordres de la cour irritent le pape.
LE DUC.
Que dis-tu là, toi?
SIRE MAURICE.
J'ai dit les désordres de la cour, Altesse; les actions du duc n'ont d'autre juge que lui-même. C'est Lorenzo de Médicis que le pape réclame comme transfuge de sa justice.
LE DUC.
De sa justice? Il n'a jamais offensé de pape, à ma connaissance, que Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure, est en enfer.
SIRE MAURICE.
Clément VII a laissé sortir de ses états le libertin qui, un jour d'ivresse, avait décapité les statues de l'arc de Constantin. Paul III ne saurait pardonner au modèle titré de la débauche florentine.
LE DUC.
Ah parbleu! Alexandre Farnèse est un plaisant gar?on! Si la débauche l'effarouche, que diable fait-il de son batard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment l'évêque de Fano? Cette mutilation revient toujours sur l'eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je trouve cela dr?le, d'avoir coupé la tête à tous ces hommes de pierre. Je protège les arts comme un autre, et j'ai chez moi les premiers artistes de l'Italie; mais je n'entends rien au respect du pape pour ces statues, qu'il excommunierait demain, si elles étaient en chair et en os.
SIRE MAURICE.
Lorenzo est un athée; il se moque de tout. Si le gouvernement de Votre Altesse n'est pas entouré d'un profond respect, il ne saurait être solide. Le peuple appelle Lorenzo Lorenzaccio: on sait qu'il dirige vos plaisirs, et cela suffit.
LE DUC.
Paix! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d'Alexandre.
Entre le cardinal Cibo.
Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent que le pape est scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que cela fait tort à mon gouvernement.
LE CARDINAL.
Messire Francesco Molza vient de débiter à l'Académie romaine une harangue en latin contre le mutilateur de l'arc de Constantin.
LE DUC.
Allons donc, vous me mettriez en colère! Renzo, un homme à craindre! le plus fieffé poltron! une femmelette, l'ombre d'un ruffian énervé! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir l'ombre à son c?té! d'ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, un méchant poète qui ne sait seulement pas faire un sonnet! Non, non, je n'ai pas encore peur des ombres. Eh! corps de Bacchus! que me font les discours latins et les quolibets de ma canaille! J'aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu! il restera ici.
LE CARDINAL.
Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour Florence, mais pour vous, duc.
LE DUC.
Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité?
Il lui parle bas.
Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains entêtés qui complotent autour de moi, c'est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme une anguille; il se fourre partout et me dit tout. N'a-t-il pas trouvé moyen d'établir une correspondance avec tous ces Strozzi de l'enfer? Oui, certes, c'est mon entremetteur; mais croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu'un, ne me nuira pas. Tenez!
Lorenzo para?t au fond d'une galerie basse.
Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail; ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire. C'est là un homme à craindre? Allons, allons! vous vous moquez de lui. Hé! Renzo, viens donc ici; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.
LORENZO, montant l'escalier de la terrasse.
Bonjour, messieurs les amis de mon cousin!
LE DUC.
Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sais-tu la nouvelle? Mon ami, on t'excommunie en latin, et sire Maurice t'appelle un homme dangereux, le cardinal aussi; quant au bon Valori, il est trop honnête homme pour prononcer ton nom.
LORENZO.
Pour qui dangereux, éminence? pour les filles de joie, ou pour les saints du paradis?
LE CARDINAL.
Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres chiens.
LORENZO.
Une insulte de prêtre doit se faire en latin.
SIRE MAURICE.
Il s'en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.
LORENZO.
Sire Maurice, je ne vous voyais pas; excusez-moi, j'avais le soleil dans les yeux; mais vous avez un bon visage et votre habit me para?t tout neuf.
SIRE MAURICE.
Comme votre esprit; je l'ai fait faire d'un vieux pourpoint de mon grand-père.
LORENZO.
Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues.
SIRE
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