Oeuvres complètes, v 3 | Page 8

Alfred de Musset
lui prend la main.
Reposez-vous sur ce sofa. Je vous supplie de répondre à ma question.
LAURETTE.
Votre Excellence me pardonnera: je ne chercherai pas à lui cacher que je souffre... un peu;... elle voudra bien ne pas s'étonner...
LE PRINCE.
Voici du vinaigre excellent.
Il lui donne sa cassolette.
Vous êtes bien jeune, madame; et moi aussi. Cependant, comme les romans ne me sont pas défendus, non plus que les comédies, les tragédies, les nouvelles, les histoires et les mémoires, je puis vous apprendre ce qu'ils m'ont appris. Dans tout morceau d'ensemble, il y a une introduction, un thème, deux ou trois variations, un andante et un presto. à l'introduction, vous voyez les musiciens encore mal se répondre, chercher à s'unir, se consulter, s'essayer, se mesurer; le thème les met d'accord; tous se taisent ou murmurent faiblement, tandis qu'une voix harmonieuse les domine; je ne crois pas nécessaire de faire l'application de cette parabole. Les variations sont plus ou moins longues, selon ce que la pensée éprouve: mollesse ou fatigue. Ici, sans contredit, commence le chef-d'oeuvre; l'andante, les yeux humides de pleurs, s'avance lentement, les mains s'unissent; c'est le romanesque, les grands serments, les petites promesses, les attendrissements, la mélancolie.--Peu à peu, tout s'arrange; l'amant ne doute plus du coeur de sa ma?tresse; la joie rena?t, le bonheur par conséquent: la bénédiction apostolique et romaine doit trouver ici sa place; car, sans cela, le presto survenant... Vous souriez?
LAURETTE.
Je souris d'une pensée...
LE PRINCE.
Je la devine. Mon procureur a sauté l'adagio.
LAURETTE.
Faussé, je crois.
LE PRINCE.
Ce sera à moi de réparer ses maladresses. Cependant ce n'était pas mon plan. Ce que vous me dites me fait réfléchir.
LAURETTE.
Sur quoi?
LE PRINCE.
Sur une théorie du professeur Mayer, à Francfort-sur-l'Oder.
LAURETTE.
Ah!
LE PRINCE.
Oui, il s'est trompé, si vous êtes née à Venise.
LAURETTE.
Dans cette maison même.
LE PRINCE.
Diable! pourtant il prétendait que ce que vos compatriotes estimaient le moins... était précisément ce qui manque...
LAURETTE.
Au secrétaire intime?...
LE PRINCE.
Et de plus, qu'on juge d'un caractère sur un portrait. Vous pourriez, je le vois, soutenir la controverse.
Il lui baise la main.
Vous tremblez encore.
LAURETTE.
Je ne sais,... je,... non...
LE PRINCE.
Heureusement que je suis entre la fenêtre et la pendule.
LAURETTE, effrayée.
Que dit Votre Excellence?
LE PRINCE.
Que ces deux points partagent singulièrement votre attention. Je crois que vous avez peur de moi.
LAURETTE.
Pourquoi?... nullement,... je,... je ne puis vous dissimuler...
LE PRINCE.
Voici une main qui dit le contraire. Aimez-vous les bijoux?
Il lui met un bracelet.
LAURETTE.
Quels magnifiques diamants!
LE PRINCE.
Ce n'est plus la mode. Mais que vois-je? L'anneau a été oublié.
LAURETTE.
Le secrétaire...
LE PRINCE.
En voici un: j'ai toujours des joujoux de poupée dans mes poches. Décidément vous voulez savoir l'heure.
LAURETTE.
Non;... je cherche...
LE PRINCE.
J'avais entendu dire qu'un Fran?ais était quelquefois embarrassé devant une Italienne. Vous vous levez!
LAURETTE.
Je suis souffrante.
LE PRINCE.
Vous voulez vous mettre à la fenêtre?
LAURETTE, à la fenêtre.
Ah!
LE PRINCE.
De grace, qu'avez-vous? Serais-je réellement assez malheureux pour vous inspirer de l'effroi?
Il la ramène au sofa.
En ce cas, je serais le plus malheureux des hommes; car je vous aime, et ne pourrai vivre sans vous.
LAURETTE.
Encore une raillerie? Prince, celle-ci n'est pas charitable.
LE PRINCE.
De l'orgueil?--Veuillez m'écouter.
Je me suis figuré qu'une femme devait faire plus de cas de son ame que de son corps, contre l'usage général qui veut qu'elle permette qu'on l'aime avant d'avouer qu'elle aime, et qu'elle abandonne ainsi le trésor de son coeur avant de consentir à la plus légère prise sur celui de sa beauté. J'ai voulu, oui, voulu absolument tenter de renverser cette marche uniforme; la nouveauté est ma rage. Ma fantaisie et ma paresse, les seuls dieux dont j'aie jamais encensé les autels, m'ont vainement laissé parcourir le monde, poursuivi par ce bizarre dessein; rien ne s'offrait à moi. Peut-être je m'explique mal. J'ai eu la singulière idée d'être l'époux d'une femme avant d'être son amant. J'ai voulu voir si réellement il existait une ame assez orgueilleuse pour demeurer fermée lorsque les bras sont ouverts, et livrer la bouche à des baisers muets; vous concevez que je ne craignais que de trouver cette force à la froideur. Dans toutes les contrées qu'aime le soleil, j'ai cherché les traits les plus capables de révéler qu'une ame ardente y était enfermée: j'ai cherché la beauté dans tout son éclat, cet amour qu'un regard fait na?tre; j'ai désiré un visage assez beau pour me faire oublier qu'il était moins beau que l'être invisible qui l'anime; insensible à tout, j'ai résisté à tout,... excepté à une femme,--à vous, Laurette, qui m'apprenez que je me suis un peu mépris dans mes idées orgueilleuses; à vous, devant qui je ne voulais soulever le masque qui couvre ici-bas les hommes qu'après être devenu votre époux.--Vous me l'avez arraché, je vous supplie de me pardonner, si j'ai pu vous offenser.
LAURETTE.
Prince, vos discours me confondent... Faut-il que je croie?...
LE PRINCE.
Il faut que la princesse d'Eysenach me pardonne; il faut qu'elle permette à son époux de redevenir l'amant le plus soumis; il faut qu'elle oublie toutes ses folies...
LAURETTE.
Et toute
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