Oeuvres complètes, v 3 | Page 9

Alfred de Musset
sa finesse?
LE PRINCE.
Elle palit devant la v?tre. La beauté et l'esprit...
LAURETTE.
Ne sont rien. Voyez comme nous nous ressemblons peu.
LE PRINCE.
Si vous en faites si peu de cas, je vais revenir à mon rêve.
LAURETTE.
Comment?
LE PRINCE.
En commen?ant par la première.
LAURETTE.
Et en oubliant le second?
LE PRINCE.
Prenez garde à un homme qui demande un pardon; il peut avoir si aisément la tentation d'en mériter deux!
LAURETTE.
Ceci est une théorie.
LE PRINCE.
Non pas.
Il l'embrasse.
Cependant, je vous vois encore agitée. Gageons que, toute jeune que vous êtes, vous avez déjà fait un calcul.
LAURETTE.
Lequel? il y en a tant à faire! et un jour comme celui-ci en voit tant!
LE PRINCE.
Je ne parle que de celui des qualités d'époux. Peut-être ne trouvez-vous rien en moi qui les annonce. Dites-moi, est-ce bien sérieusement que vous avez pu jamais réfléchir à cet important et grave sujet? De quelle pate débonnaire, de quels faciles éléments aviez-vous pétri d'avance cet être dont l'apparition change tant de douces nuits en insomnies? Peut-être sortez-vous du couvent?
LAURETTE.
Non.
LE PRINCE.
Il faut songer, chère princesse, que si votre gouvernante vous gênait, si votre tuteur vous contrariait, si vous étiez surveillée, tancée quelquefois, vous allez entrer demain (n'est-ce pas demain?) dans une atmosphère de despotisme et de tyrannie; vous allez respirer l'air délicieux de la plus aristocratique bonbonnière; c'est de ma petite cour que je parle, ou plut?t de la v?tre, car je suis le premier de vos sujets. Une grave duègne vous suivra, c'est l'usage; mais je la payerai pour qu'elle ne dise rien à votre mari. Aimez-vous les chevaux, la chasse, les fêtes, les spectacles, les dragées, les amants, les petits vers, les diamants, les soupers, le galop, les masques, les petits chiens, les folies?--Tout pleuvra autour de vous. Enseveli au fond de la plus reculée des ailes de votre chateau, le prince ne saura et ne verra que ce que vous voudrez. Avez-vous envie de lui pour une partie de plaisir? un ordre expédié de la part de la reine avertira le roi de prendre son habit de chasse, de bal ou d'enterrement. Voulez-vous être seule? Quand toutes les sérénades de la terre retentiraient sous vos fenêtres, le prince, au fond de son donjon gothique, n'entendra rien au monde; une seule loi régnera dans votre cour: la volonté de la souveraine. Ressembleriez-vous par hasard à l'une de ces femmes pour qui l'ambition, les honneurs, le pouvoir, eurent tant de charmes? Cela m'étonnerait, et mon vieux docteur aussi; mais n'importe. Les hochets que je mettrais alors entre vos mains, pour amuser vos loisirs, seraient d'autre nature: ils se composeraient d'abord de quelques-unes de ces marionnettes qu'on nomme des ministres, des conseillers, des secrétaires: pareil à des chateaux de cartes, tout l'édifice politique de leur sagesse dépendrait d'un souffle de votre bouche; autour de vous s'agiterait en tous sens la foule de ces roseaux, que plie et relève le vent des cours; vous serez un despote, si vous ne voulez être une reine. Ne faites pas surtout un rêve sans le réaliser; qu'un caprice, qu'un faible désir n'échappe pas à ceux qui vous entourent, et dont l'existence entière est consacrée à vous obéir. Vous choisirez entre vos fantaisies, ce sera tout votre travail, madame; et si le pays que je vous décris...
LAURETTE.
C'est le paradis des femmes.
LE PRINCE.
Vous en serez la déesse.
LAURETTE.
Mais le rêve sera-t-il éternel? Ne cassez-vous jamais le pot au lait?
LE PRINCE.
Jamais.
LAURETTE.
Ah! qui m'en assure?
LE PRINCE.
Un seul garant,--mon indicible, ma délicieuse paresse. Voilà bient?t vingt-cinq ans que j'essaye de vivre, Laurette. J'en suis las; mon existence me fatigue; je rattache à la v?tre ce fil qui s'allait briser; vous vivrez pour moi, j'abdique: vous chargez-vous de cette tache? Je vous remets le soin de mes jours, de mes pensées, de mes actions; et pour mon coeur...
LAURETTE.
Est-il compris dans le dép?t?
LE PRINCE.
Il n'y sera que le jour où vous l'en aurez jugé digne; jusque-là, j'ai votre portrait.--Je l'aime, je lui dois tout; je lui ai tout promis, pour tout vous tenir.--Autrefois même je m'en serais contenté; mais j'ai voulu le voir sourire,... rien de plus.
LAURETTE.
Ceci est encore une théorie.
LE PRINCE.
Un rêve, comme tout au monde.
Il l'embrasse.
Qu'avez-vous donc là? c'est un bijou vénitien: si nous sommes en paix, il est inutile: si nous sommes en guerre, je désarme l'ennemi.
Il lui ?te son stylet.
Quant à ce petit papier parfumé qui se cache sous cette gaze, le mari le respectera. Mais la princesse d'Eysenach rougit.
LAURETTE.
Prince!
LE PRINCE.
êtes-vous étonnée de me voir sourire?--J'ai retenu un mot de Shakespeare sur les femmes de cette ville.
LAURETTE.
Un mot?
LE PRINCE.
Perfide comme l'onde. Est-il défendu d'aimer à avoir des rivaux?
LAURETTE.
Vous pensez?...
LE PRINCE.
à moins que ce ne soient des rivaux heureux, et celui-ci ne l'est pas.
LAURETTE.
Pourquoi?
LE PRINCE.
Parce qu'il écrit.
LAURETTE.
C'est à mon tour de sourire, quoiqu'il y ait ici un grain de mépris.
LE PRINCE.
Mépris pour les femmes? Il n'y a que les sots qui le croient possible.
LAURETTE.
Qu'en aimez-vous donc?
LE PRINCE.
Tout, et surtout
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