Oeuvres complètes, v 3 | Page 6

Alfred de Musset
cette terrasse?
LE SECRéTAIRE.
Je serai enchanté de la voir.
LE MARQUIS.
Je ne puis vous exprimer ma reconnaissance. à quelle heure pensez-vous qu'arrive le prince notre ma?tre? Car la nouvelle dignité qu'il m'a...
LE SECRéTAIRE
Vers dix ou onze heures.
Ils s'éloignent en causant.--Laurette entre; madame Balbi se lève et va à sa rencontre. Toutes deux demeurent appuyées sur une balustrade dans le fond de la scène, et paraissent s'entretenir. En ce moment, Razetta, masqué, s'avance vers l'avant-scène.
RAZETTA.
Il me semble que j'aper?ois Laurette. Oui, c'est elle qui vient d'entrer. Mais comment parviendrai-je à lui parler sans être remarqué?--Depuis que j'ai mis le pied dans ces jardins, tous mes projets se sont évanouis pour faire place à ma colère. Un seul dessein m'est resté; mais il faut qu'il s'exécute ou que je meure.
Il s'approche d'une table et écrit quelques mots au crayon.
LE SECRéTAIRE, rentrant, au marquis.
Ah! voilà un des galants de votre bal qui écrit un billet doux! Est-ce l'usage à Venise?
LE MARQUIS.
C'est un usage auquel vous devez comprendre, monsieur, que les jeunes filles restent étrangères. Voudriez-vous faire une partie de cartes?
LE SECRéTAIRE.
Volontiers; c'est un moyen de passer le temps fort agréablement.
LE MARQUIS.
Asseyons-nous donc, s'il vous pla?t. Monsieur le secrétaire intime, j'ai l'honneur de vous saluer. Le prince, m'avez-vous dit, doit arriver à dix ou onze heures. Ce sera donc dans un quart d'heure ou dans une heure un quart, car il est précisément neuf heures trois quarts. C'est à vous de jouer.
LE SECRéTAIRE.
Jouons-nous cinquante florins?
LE MARQUIS.
Avec plaisir. C'est un récit bien intéressant pour nous, monsieur, que celui que vous avez bien voulu déjà me laisser deviner et entrevoir, de la manière dont Son Excellence était devenue éprise de la chère princesse ma nièce. J'ai l'honneur de vous demander du pique.
LE SECRéTAIRE.
C'est, comme je vous disais, en voyant son portrait; cela ressemble un peu à un conte de fée.
LE MARQUIS.
Sans doute! ah! ah!... délicieux! sur un portrait!... Je n'en ai plus, j'ai perdu... Vous disiez donc?...
LE SECRéTAIRE.
Ce portrait, qui était, il est vrai, d'une ressemblance frappante, et par conséquent d'une beauté parfaite...
LE MARQUIS.
Vous êtes mille fois trop bon.
LE SECRéTAIRE.
Voulez-vous votre revanche?
LE MARQUIS.
Avec plaisir. ?D'une beauté parfaite...?
LE SECRéTAIRE.
Resta longtemps sur la table où il a l'habitude d'écrire. Le prince, à vous dire le vrai..., (j'ai du rouge) est un véritable original.
LE MARQUIS.
Réellement?... C'est unique! je ne me sens pas de joie en pensant que d'ici à une heure... Voici encore du rouge.
LE SECRéTAIRE.
Il abhorrait les femmes, du moins il le disait. C'est le caractère le plus fantasque! Il n'aime ni le jeu, ni la chasse, ni les arts. Vous avez encore perdu.
LE MARQUIS.
Ah! ah! c'est du dernier plaisant!... Comment! il n'aime rien de tout cela? Ah! ah! Vous avez parfaitement raison, j'ai perdu. C'est délicieux.
LE SECRéTAIRE.
Il a beaucoup voyagé, en Europe surtout. Jamais nous n'avons été instruits de ses intentions que le matin même du jour où il partait pour une de ces excursions souvent fort longues. ?Qu'on mette les chevaux, disait-il à son lever, nous irons à Paris.?
LE MARQUIS.
J'ai entendu dire la même chose de l'empereur Bonaparte. Singulier rapprochement!
LE SECRéTAIRE.
Son mariage fut aussi extraordinaire que ses voyages: il m'en donna l'ordre comme s'il s'agissait de l'action la plus indifférente de sa vie; car c'est la paresse personnifiée, que le prince. ?Quoi! monseigneur, lui dis-je, sans l'avoir vue!--Raison de plus,? me dit-il; ce fut toute sa réponse. Je laissai en partant toute la cour bouleversée et dans une rumeur épouvantable.
LE MARQUIS.
Cela se con?oit... Eh! eh!--Du reste, monseigneur n'aurait pu se fournir d'un procureur plus parfaitement convenable que vous-même, monsieur le secrétaire intime. J'espère que vous voudrez bien m'en croire persuadé. J'ai encore perdu.
LE SECRéTAIRE.
Vous jouez d'un singulier malheur.
LE MARQUIS.
Oui, n'est-il pas vrai? Cela est fort remarquable. Un de mes amis, homme d'un esprit enjoué, me disait plaisamment avant-hier, à la table de jeu d'un des principaux sénateurs de cette ville, que je n'aurais qu'un moyen de gagner, ce serait de parier contre moi.
LE SECRéTAIRE.
Ah! ah! c'est juste!
LE MARQUIS.
Ce serait, lui répondis-je, ce qu'on pourrait appeler un bonheur malheureux. Eh! eh!
Il rit.
LE SECRéTAIRE.
Absolument.
LE MARQUIS.
Ce sont deux mots qui, je crois, ne se trouvent pas souvent rapprochés... Eh! eh!--Mais permettez-moi, de grace, une seule question: Son Excellence aime-t-elle la musique?
LE SECRéTAIRE.
Beaucoup. C'est son seul délassement.
LE MARQUIS.
Combien je me trouve heureux d'avoir, depuis l'age de onze ans, fait apprendre à ma nièce la harpe-lyre et le forte-piano! Seriez-vous, par hasard, bien aise de l'entendre chanter?
LE SECRéTAIRE.
Certainement.
LE MARQUIS, à un valet.
Veuillez avertir la princesse que je désire lui parler.
à Laurette, qui entre.
Laure, je vous prie de nous faire entendre votre voix. Monsieur le secrétaire intime veut bien vous engager à nous donner ce plaisir.
LAURETTE.
Volontiers, mon cher oncle; quel air préférez-vous?
LE MARQUIS.
Di piacer, di piacer, di piacer. Ma nièce ne s'est jamais fait prier.
LAURETTE.
Aidez-moi à ouvrir le piano.
RAZETTA, toujours masqué, s'avance et ouvre le piano. à voix basse.
Lisez ceci quand vous serez seule.
Elle
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