Oeuvres complètes, v 3 | Page 5

Alfred de Musset
une étincelle. Pauvre petite croix, qui avais sans doute été placée dans une fête, ou pour un jour de naissance, sur le sein tranquille d'un enfant; qu'un vieux père avait accompagnée de sa bénédiction; qui, au chevet d'un lit, avais veillé dans le silence des nuits sur l'innocence; sur qui, peut-être, une bouche adorée se posa plus d'une fois pendant la prière du soir; tu ne resteras pas longtemps entre mes mains.
La belle part de ta destinée est accomplie; je t'emporte, et les pêcheurs de cette rive te trouveront rouillée sur mon coeur.
Laurette! Laurette! Ah! je me sens plus lache qu'une femme. Mon désespoir me tue; il faut que je pleure.
On entend le son d'une symphonie sur l'eau. Une gondole chargée de femmes et de musiciens passe.
UNE VOIX DE FEMME.
Gageons que c'est Razetta.
UNE AUTRE.
C'est lui, sous les fenêtres de la belle Laurette.
UN JEUNE HOMME.
Toujours à la même place! Hé! holà! Razetta! le premier mauvais sujet de la ville refusera-t-il une partie de fous? Je te somme de prendre un r?le dans notre mascarade, et de venir nous égayer.
RAZETTA.
Laissez-moi seul; je ne puis aller ce soir avec vous; je vous prie de m'excuser.
UNE DES FEMMES.
Razetta, vous viendrez; nous serons de retour dans une heure. Qu'on ne dise pas que nous ne pouvons rien sur vous, et que Laurette vous a fait oublier vos amis.
RAZETTA.
C'est aujourd'hui la noce; ne le savez-vous pas? J'y suis prié, et ne puis manquer de m'y rendre. Adieu, je vous souhaite beaucoup de plaisir: prêtez-moi seulement un masque.
LA VOIX DE FEMME.
Adieu, converti.
Elle lui jette un masque.
LE JEUNE HOMME.
Adieu, loup devenu berger. Si tu es encore là, nous te prendrons en revenant.
Musique. La gondole s'éloigne.
RAZETTA.
J'ai changé subitement de pensée. Ce masque va m'être utile. Comment l'homme est-il assez insensé pour quitter cette vie tant qu'il n'a pas épuisé toutes ses chances de bonheur? Celui qui perd sa fortune au jeu quitte-t-il le tapis tant qu'il lui reste une pièce d'or? Une seule pièce peut lui rendre tout. Comme un minerai fertile, elle peut ouvrir une large veine. Il en est de même des espérances. Oui, je suis résolu d'aller jusqu'au bout.
D'ailleurs la mort est toujours là; n'est-elle pas partout sous les pieds de l'homme, qui la rencontre à chaque pas dans cette vie? L'eau, le feu, la terre, tout la lui offre sans cesse; il la voit partout dès qu'il la cherche, il la porte à son c?té.
Essayons donc. Qu'ai-je dans le coeur?
Une haine et un amour.--Une haine, c'est un meurtre.--Un amour, c'est un rapt. Voici ce que le commun des hommes doit voir dans ma position.
Mais il me faut trouver quelque chose de nouveau ici, car d'abord j'ai affaire à une couronne. Oui, tout moyen usé d'ailleurs me répugne. Voyons, puisque je suis déterminé à risquer ma tête, je veux la mettre au plus haut prix possible. Que ferai-je dire demain à Venise? Dira-t-on: ?Razetta s'est noyé de désespoir pour Laurette, qui l'a quitté?? Ou: ?Razetta a tué le prince d'Eysenach, et enlevé sa ma?tresse?? Tout cela est commun. ?Il a été quitté par Laurette, et il l'a oubliée un quart d'heure après?? Ceci vaudrait mieux; mais comment? En aurai-je le courage?
Si l'on disait: ?Razetta, au moyen d'un déguisement, s'est d'abord introduit chez son infidèle;? ensuite: ?Au moyen d'un billet qu'il lui a fait remettre, et par lequel il l'avertissait qu'à telle heure...? Il me faudrait ici... de l'opium... Non! point de ces poisons douteux ou timides, qui donnent au hasard le sommeil ou la mort. Le fer est plus s?r. Mais une main si faible?... Qu'importe? Le courage est tout. La fable qui courra la ville demain matin sera étrange et nouvelle.
Des lumières traversent une seconde fois la maison.
Réjouis-toi, famille détestée; j'arrive; et celui qui ne craint rien peut être à craindre.
Il met son masque et entre.
UNE VOIX dans la coulisse.
Où allez-vous?
RAZETTA, de même.
Je suis engagé à souper chez le marquis.
SCèNE II
Une salle donnant sur un jardin.--Plusieurs masques se promènent.
LE MARQUIS, LE SECRéTAIRE.
LE MARQUIS.
Combien je me trouve honoré, monsieur le secrétaire intime, en vous voyant prendre quelque plaisir à cette fête qui est la plus médiocre du monde!
LE SECRéTAIRE.
Tout est pour le mieux, et votre jardin est charmant. Il n'y a qu'en Italie qu'on en trouve d'aussi délicieux.
LE MARQUIS.
Oui, c'est un jardin anglais. Vous ne désireriez pas de vous reposer ou de prendre quelques rafra?chissements?
LE SECRéTAIRE.
Nullement.
LE MARQUIS.
Que dites-vous de mes musiciens?
LE SECRéTAIRE.
Ils sont parfaits; il faut avouer que là-dessus, monsieur le marquis, votre pays mérite bien sa réputation.
LE MARQUIS.
Oui, oui, ce sont des Allemands. Ils arrivèrent hier de Leipsick, et personne ne les a encore possédés dans cette ville. Combien je serais ravi si vous aviez trouvé quelque intérêt dans le divertissement du ballet!
LE SECRéTAIRE.
à merveille, et l'on danse très bien à Venise.
LE MARQUIS.
Ce sont des Fran?ais. Chaque bayadère me co?te deux cents florins. Pousseriez-vous jusqu'à
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