Oeuvres complètes, v 3 | Page 4

Alfred de Musset
murailles? Pour qui ai-je tout quitté? Je ne parle pas de mes devoirs, je les méprise; je ne parle pas de mon pays, de ma famille, de mes amis; avec de l'or, on en trouve partout. Mais l'héritage de mon père, où est-il? J'ai perdu mes épaulettes; il n'y a donc que vous au monde à qui je tienne. Non, non, celui qui a mis sa vie entière sur un coup de dé ne doit pas si vite abandonner la chance.
LAURETTE.
Mais que voulez-vous de moi?
RAZETTA.
Je veux que vous veniez avec moi à Gênes.
LAURETTE.
Comment le pourrais-je? Ignorez-vous que celle à qui vous parlez ne s'appartient plus? Hélas! Razetta, je suis princesse d'Eysenach.
RAZETTA.
Ah! rusée Vénitienne, ce mot n'a pu passer sur tes lèvres sans leur arracher un sourire.
LAURETTE.
Il faut que je me retire... Adieu, adieu, mon ami.
RAZETTA.
Tu me quittes?--Prends-y garde; je n'ai pas été jusqu'à présent de ceux que la colère rend faibles. J'irai te demander à ton second père l'épée à la main.
LAURETTE.
Je l'avais prévu que cette nuit nous serait fatale. Ah! pourquoi ai-je consenti à vous voir encore une fois!
RAZETTA.
Es-tu donc une Fran?aise? Le soleil du jour de ta naissance était-il donc si pale que le sang soit glacé dans tes veines?... ou ne m'aimes-tu pas? Quelques bénédictions d'un prêtre, quelques paroles d'un roi ont-elles changé en un instant ce que deux mois de supplice,... ou mon rival peut-être...
LAURETTE.
Je ne l'ai pas vu.
RAZETTA.
Comment? Tu es cependant princesse d'Eysenach?
LAURETTE.
Vous ne connaissez pas l'usage de ces cours. Un envoyé du prince, le baron Grimm, son secrétaire intime, est arrivé ce matin.
RAZETTA.
Je comprends. On a placé ta froide main dans la main du vassal insolent, décoré des pouvoirs du ma?tre; la royale procuration, sanctionnée par l'officieux chapelain de Son Excellence, a réuni aux yeux du monde deux êtres inconnus l'un à l'autre. Je suis au fait de ces cérémonies. Et toi, ton coeur, ta tête, ta vie, marchandés par entremetteurs, tout a été vendu au plus offrant; une couronne de reine t'a faite esclave pour jamais; et cependant ton fiancé, enseveli dans les délices d'une cour, attend nonchalamment que sa nouvelle épouse...
LAURETTE.
Il arrive ce soir à Venise.
RAZETTA.
Ce soir? Ah vraiment! voilà encore une imprudence de m'en avertir.
LAURETTE.
Non, Razetta; je ne puis croire que tu veuilles ma perte; je sais qui tu es et quelle réputation tu t'es faite par des actions qui auraient d? m'éloigner de toi. Comment j'en suis venue à t'aimer, à te permettre de m'aimer moi-même, c'est ce dont je ne suis pas capable de rendre compte. Que de fois j'ai redouté ton caractère violent, excité par une vie de désordres qui seule aurait d? m'avertir de mon danger!--Mais ton coeur est bon.
RAZETTA.
Tu te trompes; je ne suis pas un lache, et voilà tout. Je ne fais pas le mal pour le bien; mais, par le ciel! je sais rendre le mal pour le mal. Quoique bien jeune, Laurette, j'ai trop connu ce qu'on est convenu d'appeler la vie pour n'avoir pas trouvé au fond de cette mer le mépris de ce qu'on aper?oit à sa surface. Sois bien convaincue que rien ne peut m'arrêter.
LAURETTE.
Que feras-tu?
RAZETTA.
Ce n'est pas, du moins, mon talent de spadassin qui doit t'effrayer ici. J'ai affaire à un ennemi dont le sang n'est pas fait pour mon épée.
LAURETTE.
Eh bien donc?...
RAZETTA.
Que t'importe? c'est à moi de m'occuper de moi. Je vois des flambeaux traverser la galerie; on t'attend.
LAURETTE.
Je ne quitterai pas ce balcon que tu ne m'aies promis de ne rien tenter contre toi, ni contre...
RAZETTA.
Ni contre lui?
LAURETTE.
Contre cette Laurette que tu dis avoir aimée, et dont tu veux la perte. Ah! Razetta, ne m'accablez pas; votre colère me fait frémir. Je vous supplie de me donner votre parole de ne rien tenter.
RAZETTA.
Je vous promets qu'il n'y aura pas de sang.
LAURETTE.
Que vous ne ferez rien; que vous attendrez,... que vous tacherez de m'oublier, de...
RAZETTA.
Je fais un échange; permettez-moi de vous suivre.
LAURETTE.
De me suivre, ? mon Dieu!
RAZETTA.
à ce prix, je consens à tout.
LAURETTE.
On vient... Il faut que je me retire... Au nom du ciel... Me jurez-vous?...
RAZETTA.
Ai-je aussi votre parole? alors vous avez la mienne.
LAURETTE.
Razetta, je m'en fie à votre coeur; l'amour d'une femme a pu y trouver place, le respect de cette femme l'y trouvera. Adieu! adieu! Ne voulez-vous donc point de cette croix?
RAZETTA.
Oh! ma vie!
Il re?oit la croix; elle se retire.
RAZETTA, seul.
Ainsi je l'ai perdue.--Razetta, il fut un temps où cette gondole, éclairée d'un falot de mille couleurs, ne portait sur cette mer indolente que le plus insouciant de ses fils. Les plaisirs des jeunes gens, la passion furieuse du jeu t'absorbaient; tu étais gai, libre, heureux; on le disait, du moins; l'inconstance, cette soeur de la folie, était ma?tresse de tes actions; quitter une femme te co?tait quelques larmes; en être quitté te co?tait un sourire. Où en es-tu arrivé?
Mer profonde, heureusement il t'est facile d'éteindre
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 89
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.