aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi quelque temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire que la jeune fille, en lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre, avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et ce silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette supposition n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau avait le coeur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas de peine à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé le salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie qu'elle semblait involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou seulement de la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? Mademoiselle Godeau avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il f?t? Bien que fané et à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne put se défendre d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a que faire d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du sein d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu, lorsqu'elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une ressemblance avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent que l'amour n'est qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui l'exhale est la plus belle de la création.
Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à la tragédie qu'on représentait pendant ce temps-là, mademoiselle Godeau elle-même parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que, si elle l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris était venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu'il n'y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des yeux. Il remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et qu'elle ne parlait à personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa loge était entourée, comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de petits-ma?tres normands dans la ville; chacun venait à son tour passer devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle occupait, cela n'était pas possible, attendu que monsieur son père en remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles remarqua encore qu'elle ne lorgnait point et qu'elle n'écoutait pas la pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le regard distrait, elle avait l'air, au milieu de ses atours, d'une statue de Vénus déguisée en marquise; l'étalage de sa robe et de sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sa paleur, toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et ne jeta sur lui qu'un coup d'oeil; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup d'oeil exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il voulait dire: ?Quoi! vous n'êtes pas mort!? ou: ?Dieu soit béni! vous voilà vivant!? je ne me charge pas de le démêler; toujours est-il que, sur ce coup d'oeil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire aimer.
IV
De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus grands est sans contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une très véritable. Croisilles n'avait pas ce triste défaut que donnent l'orgueil et la timidité; il n'était pas de ceux qui tournent pendant des mois entiers autour de la femme qu'ils aiment, comme un chat autour d'un oiseau en cage. Dès qu'il eut renoncé à se noyer, il ne songea plus qu'à faire savoir à sa chère Julie qu'il vivait uniquement pour elle; mais comment le lui dire? S'il se présentait une seconde fois à l'h?tel du fermier général, il n'était pas douteux que M. Godeau ne le fit mettre au moins à la porte.
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