pendant un quart d'heure pour imaginer un biais convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles, et de lui demander d'une voix attendrie:
--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?
Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne put s'empêcher d'en rire.
--Et à propos de quoi cette question? dit-il.
--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour mon d?ner, et si par hasard vous les aimiez toujours...
Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la somme qu'il rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que ses poches étaient pleines d'or.
--Je te remercie de tout mon coeur, dit-il au vieillard, et j'accepte avec plaisir ton d?ner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, rassure-toi, j'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un bon souper que tu partageras à ton tour avec moi.
En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies, qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.
--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user pour un jour ou deux. à qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir à mon père?
--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m'a bien recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle manière vos affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de rien là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il était bien s?r d'en laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, tout ce qu'il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre, et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis vous rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en partant: ?Que mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement pour m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui restera après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.? Voilà, monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche, et puisque vous voulez bien de mon d?ner, allons, je vous prie, à la maison.
La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l'avaient ému à tel point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un pareil moment, quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce qui regardait la maison, ce n'était point une ressource certaine, car on ne pouvait en tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d'apporter un changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé. Après avoir fermé les volets de la boutique, il sortit de la maison avec Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s'empêcher de songer combien c'est peu de chose que nos afflictions, puisqu'elles servent quelquefois à nous faire trouver une joie imprévue dans la plus faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette pensée qu'il se mit à table à c?té de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de faire tous ses efforts pour l'égayer.
Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent aisément, mais ils n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égo?stes; ils sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont très capables de se br?ler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce moment passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent d?ner, qu'ils boivent et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout à nu, non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente comme le cristal de roche.
Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le parfum dans un profond recueillement, il commen?a à penser d'un esprit plus calme à son
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