Oeuvres Complètes de Alfred de Musset - Tome 7. | Page 8

Alfred de Musset
Julie ne sortait jamais qu'avec une femme de chambre, quand il lui arrivait d'aller à pied; il était donc inutile d'entreprendre de la suivre. Passer les nuits sous les croisées de sa ma?tresse est une folie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas présent, était plus inutile encore. J'ai dit que Croisilles était fort religieux; il ne lui vint donc pas à l'esprit de chercher à rencontrer sa belle à l'église. Comme le meilleur parti, quoique le plus dangereux, est d'écrire aux gens lorsqu'on ne peut leur parler soi-même, il écrivit dès le lendemain. Sa lettre n'avait, bien entendu, ni ordre ni raison. Elle était à peu près con?ue en ces termes:
?Mademoiselle,
?Dites-moi au juste, je vous en supplie, ce qu'il faudrait posséder de fortune pour pouvoir prétendre à vous épouser. Je vous fais là une étrange question; mais je vous aime si éperdument qu'il m'est impossible de ne pas la faire, et vous êtes la seule personne au monde à qui je puisse l'adresser. Il m'a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au spectacle. Je voulais mourir; pl?t à Dieu que je fusse mort, en effet, si je me trompe et si ce regard n'était pas pour moi! Dites-moi si le hasard peut être assez cruel pour qu'un homme s'abuse d'une manière à la fois si triste et si douce. J'ai cru que vous m'ordonniez de vivre. Vous êtes riche, belle, je le sais; votre père est orgueilleux et avare, et vous avez le droit d'être fière; mais je vous aime, et le reste est un songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez à ce que peut l'amour, puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens une inexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre qui m'attirera peut-être votre colère; mais pensez aussi, mademoiselle, qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous laissé ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, à ma place; j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire. Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour être certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir écouter mon amour avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'à vous. Quoi que vous fassiez, votre image m'est restée; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant le coeur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on, aime, je conserverai quelque espérance.?
Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'h?tel Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'à ce qu'il v?t sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de chambre de mademoiselle Julie e?t résolu ce jour-là de faire emplette d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se charger de sa lettre. Le marché fut bient?t conclu; la servante prit l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maison et s'assit devant sa porte, attendant la réponse.
Avant de parler de cette réponse, il faut dire un mot de mademoiselle Godeau. Elle n'était pas tout à fait exempte de la vanité de son père, mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la force du terme, ce qu'on nomme un enfant gaté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journées à sa toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était prodigieusement coquette, et son propre visage était à coup s?r ce qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée; aussi, quand sa robe lui plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni go?t ni aversion pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles; elle allait volontiers au bal, et elle y renon?ait sans humeur, quelquefois sans motif; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau à son choix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver un désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à d?ner, il arrivait que Julie ne paraissait pas au salon: elle passait la soirée, pendant ce temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à se promener de long en large, son éventail à la main. Si on lui adressait un compliment, elle détournait la tête,
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