Oeuvres Complètes de Alfred de Musset - Tome 7. | Page 6

Alfred de Musset
de quoi faire honneur à une signature imprudemment engagée!
Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré aux
plus tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il supposait que
son maître était sans argent, et qu'il pouvait même n'avoir pas dîné. Il
cherchait donc quelque moyen pour le questionner là-dessus, et pour lui
offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. Après s'être mis
l'esprit à la torture pendant un quart d'heure pour imaginer un biais
convenable, il ne trouva rien de mieux que de s'approcher de Croisilles,
et de lui demander d'une voix attendrie:
--Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux?
Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si
burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne put
s'empêcher d'en rire.
--Et à propos de quoi cette question? dit-il.
--Monsieur, répondit Jean, c'est que ma femme m'en fait cuire une pour
mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours...
Croisilles avait entièrement oublié jusqu'à ce moment la somme qu'il
rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que ses

poches étaient pleines d'or.
--Je te remercie de tout mon coeur, dit-il au vieillard, et j'accepte avec
plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, rassure-toi, j'ai
plus d'argent qu'il ne m'en faut pour avoir ce soir un bon souper que tu
partageras à ton tour avec moi.
En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies,
qu'il vida, et qui contenaient chacune cinquante louis.
--Quoique cette somme ne m'appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user
pour un jour ou deux. À qui faut-il que je m'adresse pour la faire tenir à
mon père?
--Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m'a bien
recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne
vous en parlais point, c'est que je ne savais pas de quelle manière vos
affaires de Paris s'étaient terminées. Votre père ne manquera de rien
là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son
mieux; il a d'ailleurs emporté ce qu'il lui faut, car il était bien sûr d'en
laisser encore de trop, et ce qu'il a laissé, monsieur, tout ce qu'il a laissé,
est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre, et je suis
expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi
légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis
vous rapporter les paroles mêmes que votre père, m'a dites en partant:
«Que mon fils me pardonne de le quitter; qu'il se souvienne seulement
pour m'aimer que je suis encore en ce monde, et qu'il use de ce qui
restera après mes dettes payées, comme si c'était mon héritage.» Voilà,
monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche,
et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la
maison.
La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne laissaient
aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l'avaient ému à tel
point qu'il ne put retenir ses larmes; d'autre part, dans un pareil moment,
quatre mille francs n'étaient pas une bagatelle. Pour ce qui regardait la
maison, ce n'était point une ressource certaine, car on ne pouvait en
tirer parti qu'en la vendant, chose toujours longue et difficile. Tout cela

cependant ne laissait pas que d'apporter un changement considérable à
la situation dans laquelle se trouvait le jeune homme; il se sentit tout à
coup attendri, ébranlé dans sa funeste résolution, et, pour ainsi dire, à la
fois plus triste et moins désolé. Après avoir fermé les volets de la
boutique, il sortit de la maison avec Jean, et, en traversant de nouveau
la ville, il ne put s'empêcher de songer combien c'est peu de chose que
nos afflictions, puisqu'elles servent quelquefois à nous faire trouver une
joie imprévue dans la plus faible lueur d'espérance. Ce fut avec cette
pensée qu'il se mit à table à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua
point, durant le repas, de faire tous ses efforts pour l'égayer.
Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent aisément, mais ils
n'ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se
distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes; ils
sentent peut-être plus vivement que d'autres, et ils sont très capables de
se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce moment
passé, s'ils sont encore en vie, il faut qu'ils aillent dîner, qu'ils boivent
et mangent comme à l'ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en se
couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les
traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait souffrir,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 95
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.