Oeuvres Complètes de Alfred de Musset - Tome 7. | Page 5

Alfred de Musset
hors de lui et résolu à en finir à tout prix, tu n'es
pas tellement fou que tu ne puisses comprendre un mot de sens
commun. Es-tu riche?... Non. Es-tu noble?... Encore moins. Qu'est-ce
que c'est que la frénésie qui t'amène? Tu viens me tracasser, tu crois
faire un coup de tête; tu sais parfaitement bien que c'est inutile; tu veux
me rendre responsable de ta mort. As-tu à te plaindre de moi? dois-je
un sou à ton père? Est-ce ma faute si tu en es là? Eh, mordieu! on se
noie et on se tait.
--C'est ce que je vais faire de ce pas; je suis votre très humble serviteur.
--Un moment! il ne sera pas dit que tu auras eu en vain recours à moi.
Tiens, mon garçon, voilà quatre louis d'or; va-t'en dîner à la cuisine, et
que je n'entende plus parler de toi.
--Bien obligé, je n'ai pas faim, et je n'ai que faire de votre argent!
Croisilles sortit de la chambre, et le financier, ayant mis sa conscience
en repos par l'offre qu'il venait de faire, se renfonça de plus belle dans
sa chaise et reprit ses méditations.
Mademoiselle Godeau, pendant ce temps-là, n'était pas si loin qu'on
pouvait le croire; elle s'était, il est vrai, retirée par obéissance pour son
père; mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à écouter
derrière la porte. Si l'extravagance de Croisilles lui paraissait
inconcevable, elle n'y voyait du moins rien d'offensant; car l'amour,
depuis que le monde existe, n'a jamais passé pour offense; d'un autre
côté, comme il n'était pas possible de douter du désespoir du jeune
homme, mademoiselle Godeau se trouvait prise à la fois par les deux
sentiments les plus dangereux aux femmes, la compassion et la
curiosité. Lorsqu'elle vit l'entretien terminé et Croisilles prêt à sortir,
elle traversa rapidement le salon où elle se trouvait, ne voulant pas être
surprise aux aguets, et elle se dirigea vers son appartement; mais

presque aussitôt elle revint sur ses pas. L'idée que Croisilles allait
peut-être réellement se donner la mort lui troubla le coeur malgré elle.
Sans se rendre compte de ce qu'elle faisait, elle marcha à sa rencontre;
le salon était vaste, et les deux jeunes gens vinrent lentement au-devant
l'un de l'autre. Croisilles était pâle comme la mort, et mademoiselle
Godeau cherchait vainement quelque parole qui pût exprimer ce qu'elle
sentait. En passant à côté de lui, elle laissa tomber à terre un bouquet de
violettes qu'elle tenait à la main. Il se baissa aussitôt, ramassa le
bouquet et le présenta à la jeune fille pour le lui rendre; mais, au lieu de
le reprendre, elle continua sa route sans prononcer un mot, et entra dans
le cabinet de son père. Croisilles, resté seul, mit le bouquet dans son
sein, et sortit de la maison le coeur agité, ne sachant trop que penser de
cette aventure.

III
À peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu'il vit accourir son
fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie.
--Qu'est-il arrivé? lui demanda-t-il; as-tu quelque nouvelle à
m'apprendre?
--Monsieur, répondit Jean, j'ai à vous apprendre que les scellés sont
levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre
père payées, vous restez propriétaire de la maison. Il est bien vrai qu'on
a emporté tout ce qu'il y avait d'argent et de bijoux, et qu'on a même
enlevé les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous
n'avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce
que vous étiez devenu, et j'espère, mon cher maître, que vous serez
assez sage pour prendre un parti raisonnable.
--Quel parti veux-tu que je prenne?
--Vendre cette maison, monsieur, c'est toute votre fortune; elle, vaut
une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de
faim; et qui vous empêcherait d'acheter un petit fonds de commerce qui

ne manquerait pas de prospérer?
--Nous verrons cela, répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre le
chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais, lorsqu'il y
fut arrivé, un si triste spectacle s'offrit à lui, qu'il eut à peine le courage
d'entrer. La boutique en désordre, les chambres désertes, l'alcôve de son
père vide, tout présentait à ses regards la nudité de la misère. Il ne
restait pas une chaise; tous les tiroirs avaient été fouillés, le comptoir
brisé, la caisse emportée; rien n'avait échappé aux recherches avides
des créanciers et de la justice, qui, après avoir pillé la maison, étaient
partis, laissant les portes ouvertes, comme pour témoigner aux passants
que leur besogne était accomplie.
--Voilà donc, s'écria Croisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans de
travail et de la plus honnête existence, faute d'avoir eu à temps, au jour
fixe,
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