Oeuvres Complètes de Alfred de Musset - Tome 7. | Page 7

Alfred de Musset

mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout à nu, non pas
fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente comme le
cristal de roche.
Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s'en alla à
la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein le
bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu'il en respirait le
parfum dans un profond recueillement, il commença à penser d'un
esprit plus calme à son aventure du matin. Dès qu'il y eut réfléchi
quelque temps, il vit clairement la vérité, c'est-à-dire que la jeune fille,
en lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre,
avait voulu lui donner une marque d'intérêt; car autrement ce refus et ce
silence n'auraient été qu'une preuve de mépris, et cette supposition
n'était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau
avait le coeur moins dur que monsieur son père, et il n'eut pas de peine
à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu'elle avait traversé le
salon, avait exprimé une émotion d'autant plus vraie qu'elle semblait

involontaire. Mais cette émotion était-elle de l'amour ou seulement de
la pitié, ou moins encore peut-être, de l'humanité? Mademoiselle
Godeau avait-elle craint de le voir mourir, lui, Croisilles, ou seulement
d'être la cause de la mort d'un homme, quel qu'il fût? Bien que fané et à
demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si
galante tournure, qu'en le respirant et en le regardant, Croisilles ne put
se défendre d'espérer. C'était une guirlande de roses autour d'une touffe
de violettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait lus
dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n'y a que faire
d'être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du sein
d'une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais muettes;
quand elles ne raconteraient que ce qu'elles ont vu, lorsqu'elles
reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un amoureux, et
elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d'une ressemblance
avec l'amour, et il y a même des gens qui pensent que l'amour n'est
qu'une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui l'exhale est la plus
belle de la création.
Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à la tragédie
qu'on représentait pendant ce temps-là, mademoiselle Godeau
elle-même parut dans une loge en face de lui. L'idée ne lui vint pas que,
si elle l'apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après
ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se
rapprocher d'elle; mais il n'y put parvenir. Une figurante de Paris était
venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu'il n'y avait
pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta donc de fixer ses
regards sur sa belle, et de ne pas la quitter un instant des yeux. Il
remarqua qu'elle semblait préoccupée, maussade, et qu'elle ne parlait à
personne qu'avec une sorte de répugnance. Sa loge était entourée,
comme on peut penser, de tout ce qu'il y avait de petits-maîtres
normands dans la ville; chacun venait à son tour passer devant elle à la
galerie, car, pour entrer dans la loge même qu'elle occupait, cela n'était
pas possible, attendu que monsieur son père en remplissait seul, de sa
personne, plus des trois quarts. Croisilles remarqua encore qu'elle ne
lorgnait point et qu'elle n'écoutait pas la pièce. Le coude appuyé sur la
balustrade, le menton dans sa main, le regard distrait, elle avait l'air, au
milieu de ses atours, d'une statue de Vénus déguisée en marquise;

l'étalage de sa robe et de sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait
sa pâleur, toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieux ressortir
son immobilité. Jamais Croisilles ne l'avait vue si jolie. Ayant trouvé
moyen, pendant l'entr'acte, de s'échapper de la cohue, il courut regarder
au carreau de la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que
mademoiselle Godeau, qui n'avait pas bougé depuis une heure, se
retourna. Elle tressaillit légèrement en l'apercevant, et ne jeta sur lui
qu'un coup d'oeil; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup d'oeil
exprimait la surprise, l'inquiétude, le plaisir de l'amour; s'il voulait dire:
«Quoi! vous n'êtes pas mort!» ou: «Dieu soit béni! vous voilà vivant!»
je ne me charge pas de le démêler; toujours est-il que, sur ce coup d'oeil,
Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire aimer.

IV
De tous les obstacles qui nuisent à l'amour, l'un des plus grands est sans
contredit ce qu'on appelle la fausse honte, qui en est bien une très
véritable. Croisilles n'avait pas ce triste défaut que
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 95
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.