Oeuvres Complètes de Alfred de Musset - Tome 7. | Page 4

Alfred de Musset

bon chrétien se voit arrivé à un tel degré de malheur, qu'il ne lui soit
plus possible de souffrir la vie, il doit du moins, pour atténuer son
crime, épuiser toutes les chances qui lui restent avant de prendre un
dernier parti.
Au commencement de ce discours, M. Godeau avait supposé qu'on
venait lui emprunter de l'argent, et il avait jeté prudemment son
mouchoir sur les sacs placés auprès de lui, préparant d'avance un refus
poli, car il avait toujours eu de la bienveillance pour le père de
Croisilles. Mais quand il eut écouté jusqu'au bout, et qu'il eut compris
de quoi il s'agissait, il ne douta pas que le pauvre garçon ne fût devenu
complètement fou. Il eut d'abord quelque envie de sonner et de le faire
mettre à la porte; mais il lui trouva une apparence si ferme, un visage si
déterminé, qu'il eut pitié d'une démence si tranquille. Il se contenta de
dire à sa fille de se retirer, afin de ne pas l'exposer plus longtemps à
entendre de pareilles inconvenances.
Pendant que Croisilles avait parlé, mademoiselle Godeau était devenue
rouge comme une pèche au mois d'août. Sur l'ordre de son père, elle se

retira. Le jeune homme lui fit un profond salut dont elle ne sembla pas
s'apercevoir. Demeuré seul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se
souleva, se laissa retomber sur ses coussins, et s'efforçant de prendre un
air paternel:
--Mon garçon, dit-il, je veux bien croire que tu ne te moques pas de moi
et que tu as réellement perdu la tête. Non seulement j'excuse ta
démarche, mais je consens à ne point t'en punir. Je suis fâché que ton
pauvre diable de père ait fait banqueroute et qu'il ait décampé; c'est fort
triste, et je comprends assez que cela t'ait tourné la cervelle. Je veux
faire quelque chose pour toi; prends un pliant et assieds-toi là.
--C'est inutile, monsieur, répondit Croisilles; du moment que vous me
refusez, je n'ai plus qu'à prendre congé de vous. Je vous souhaite toutes
sortes de prospérités.
--Et où t'en vas-tu?
--Écrire à mon père et lui dire adieu.
--Eh, que diantre! on jurerait que tu dis vrai; tu vas te noyer, ou le
diable m'emporte.
--Oui, monsieur; du moins je le crois, si le courage ne m'abandonne
pas.
--La belle avance! fi donc! quelle niaiserie! Assieds-toi, te dis-je, et
écoute-moi.
M. Godeau venait de faire une réflexion fort juste, c'est qu'il n'est
jamais agréable qu'on dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté à l'eau
en nous quittant. Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière, jeta un
regard distrait sur son jabot, et continua.
--Tu n'es qu'un sot, un fou, un enfant, c'est clair, tu ne sais ce que tu dis.
Tu es ruiné, voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne suffit
pas; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venais me
demander... je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien! passe; mais

qu'est-ce que tu veux? tu es amoureux de ma fille?
--Oui, monsieur, et je vous répète que je suis bien éloigné de supposer
que vous puissiez me la donner pour femme; mais comme il n'y a que
cela au monde qui pourrait m'empêcher de mourir, si vous croyez en
Dieu, comme je n'en doute pas, vous comprendrez la raison qui
m'amène.
--Que je croie en Dieu ou non, cela ne te regarde pas, je n'entends pas
qu'on m'interroge; réponds d'abord: Où as-tu vu ma fille?
--Dans la boutique de mon père et dans cette maison, lorsque j'y ai
apporté des bijoux pour mademoiselle Julie.
--Qui est-ce qui t'a dit qu'elle s'appelle Julie? On ne s'y reconnaît plus,
Dieu me pardonne! Mais, qu'elle s'appelle Julie ou Javotte, sais-tu ce
qu'il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de la fille d'un
fermier général?
--Non, je l'ignore absolument, à moins que ce ne soit d'être aussi riche
qu'elle.
--Il faut autre chose, mon cher, il faut un nom.
--Eh bien! je m'appelle Croisilles.
--Tu t'appelles Croisilles, malheureux! Est-ce un nom que Croisilles?
--Ma foi, monsieur, en mon âme et conscience, c'est un aussi beau nom
que Godeau.
--Tu es un impertinent, et tu me le payeras.
--Eh, mon Dieu! monsieur, ne vous fâchez pas; je n'ai pas la moindre
envie de vous offenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse,
et si vous voulez m'en punir, vous n'avez que faire de vous mettre en
colère: en sortant d'ici, je vais me noyer.
Bien que M. Godeau se fut promis de renvoyer Croisilles le plus

doucement possible, afin d'éviter tout scandale, sa prudence ne pouvait
résister à l'impatience de l'orgueil offensé; l'entretien auquel il essayait
de se résigner lui paraissait monstrueux en lui-même; je laisse à penser
ce qu'il éprouvait en s'entendant parler de la sorte.
--Écoute, dit-il presque
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