Oeuvres Complètes de Alfred de Musset - Tome 7. | Page 3

Alfred de Musset
soit parti un peu vite. Mais que voulez-vous?
on ne trouve pas tous les jours un bâtiment pour l'Amérique. Je l'ai
accompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu sa tristesse! comme
il m'a recommandé d'avoir soin de vous, de lui donner de vos
nouvelles!... Monsieur, c'est une vilaine idée que vous avez de jeter le
manche après la cognée. Chacun a son temps d'épreuve ici-bas, et j'ai
été soldat avant d'être domestique. J'ai rudement souffert, mais j'étais
jeune; j'avais votre âge, monsieur, à cette époque-là, et il me semblait
que la Providence ne peut pas dire son dernier mot à un homme de
vingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher le bon Dieu de réparer
le mal qu'il vous fait? Laissez-lui le temps, et tout s'arrangera. S'il
m'était permis de vous conseiller, vous attendriez seulement deux ou
trois ans, et je gagerais que vous vous en trouveriez bien. Il y a toujours
moyen de s'en aller de ce monde. Pourquoi voulez-vous profiter d'un
mauvais moment?
Pendant que Jean s'évertuait à persuader son maître, celui-ci marchait
en silence, et, comme font souvent ceux qui souffrent, il regardait de
côté et d'autre, comme pour chercher quelque chose qui pût le rattacher

à la vie. Le hasard fit que, sur ces entrefaites, mademoiselle Godeau, la
fille du fermier général, vint à passer avec sa gouvernante. L'hôtel
qu'elle habitait n'était pas éloigné de là; Croisilles la vit entrer chez elle.
Cette rencontre produisit sur lui plus d'effet que tous les raisonnements
du monde. J'ai dit qu'il était un peu fou, et qu'il cédait presque toujours
à un premier mouvement. Sans hésiter plus longtemps et sans
s'expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, et alla frapper à la
porte de M. Godeau.

II
Quand on se représente aujourd'hui ce qu'on appelait jadis un financier,
on imagine un ventre énorme, de courtes jambes, une immense
perruque, une large face à triple menton, et ce n'est pas sans raison
qu'on s'est habitué à se figurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à
quels abus ont donné lieu les fermes royales, et il semble qu'il y ait une
loi de nature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux qui
s'engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore du
travail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était des plus
classiques qu'on pût voir, c'est-à-dire des plus, gros; pour l'instant il
avait la goutte, chose fort à la mode en ce temps-là, comme l'est à
présent la migraine. Couché sur une chaise longue, les yeux à demi
fermés, il se dorlotait au fond d'un boudoir. Les panneaux de glaces qui
l'environnaient répétaient majestueusement de toutes parts son énorme
personne; des sacs pleins d'or couvraient sa table; autour de lui, les
meubles, les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond,
étaient dorés; son habit l'était; je ne sais si sa cervelle ne l'était pas aussi.
Il calculait les suites d'une petite affaire qui ne pouvait manquer de lui
rapporter quelques milliers de louis; il daignait en sourire tout seul,
lorsqu'on lui annonça Croisilles, qui entra d'un air humble mais résolu,
et dans tout le désordre qu'on peut supposer d'un homme qui a grande
envie de se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de cette visite
inattendue; il crut que sa fille avait fait quelque emplette; il fut
confirmé dans cette pensée en la voyant paraître presque en même
temps que le jeune homme. Il fit signe à Croisilles, non pas de s'asseoir,
mais de parler. La demoiselle prit place sur un sofa, et Croisilles, resté

debout, s'exprima à peu près en ces termes:
--Monsieur, mon père vient de faire faillite. La banqueroute d'un
associé l'a forcé à suspendre ses payements, et, ne pouvant assister à sa
propre honte, il s'est enfui en Amérique, après avoir donné à ses
créanciers jusqu'à son dernier sou. J'étais absent lorsque cela s'est passé;
j'arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je suis
absolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est très probable
qu'en sortant de chez vous je vais me jeter à l'eau. Je l'aurais déjà fait,
selon toute apparence, si le hasard ne m'avait fait rencontrer
mademoiselle votre fille tout à l'heure. Je l'aime, monsieur, du plus
profond de mon coeur; il y a deux ans que je suis amoureux d'elle, et je
me suis tu jusqu'ici à cause du respect que je lui dois; mais aujourd'hui,
en vous le déclarant, je remplis un devoir indispensable, et je croirais
offenser Dieu si, avant de me donner la mort, je ne venais pas vous
demander si vous voulez que j'épouse mademoiselle Julie. Je n'ai pas la
moindre espérance que vous m'accordiez cette demande, mais je dois
néanmoins vous la faire; car je suis bon chrétien, monsieur, et lorsqu'un
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