quel fracas de gros rires pareils à l'écroulement d'un tombereau de pierres, quelles barbes gigantesques, trop drues, trop noires, à reflets bleus, des barbes qui déconcertaient le rasoir, montaient jusqu'aux yeux, rejoignaient les sourcils, sortaient en frisons de bourre du nez chevalin large ouvert et des oreilles, mais ne parvenaient pas à dissimuler la jeunesse, l'innocence des bonnes faces na?ves blotties sous ces végétations.
En dehors des cours qu'ils suivaient assid?ment, tous ces étudiants passaient leur vie chez Malmus, se groupant par provinces, par clochers, autour de tables désignées de longue date et qui devaient garder l'accent du cru dans l'écho de leur marbre, comme les pupitres gardent les signatures au couteau des collégiens.
Peu de femmes dans cette horde. à peine deux ou trois par étage, pauvres filles que leurs amants amenaient là d'un air honteux, et qui passaient la soirée à c?té d'eux devant un bock, penchées sur les grands caftons des journaux à images, muettes et dépaysées parmi cette jeunesse du Midi, élevée dans le mépris dou fémélan. Des ma?tresses, té! pardi, ils savaient où en prendre, à la nuit ou à l'heure, mais jamais pour longtemps. Bullier, les beuglants, les soupers de la r?tisseuse ne les tentaient pas. Ils aimaient bien mieux rester chez Malmus, parler patois, boulotter entre le café, l'école et la table d'h?te. S'ils passaient les ponts, c'était pour aller au Théatre-Fran?ais un soir de répertoire, Car la race est classique dans le sang; ils s'y rendaient par bandes, criant très fort dans la rue, au fond un peu intimidés, et revenaient mornes, ahuris, les yeux brouillés de poussière tragique, faire encore une partie à demi-gaz, derrière les volets clos. De temps en temps, à l'occasion d'un examen, une ripaille improvisée répandait dans le café des odeurs de fricots à l'ail, de fromages de montagne puants et décomposés sur leurs papiers bleuis. Là-dessus le nouveau dipl?mé décrochait du ratelier sa pipe à initiales et s'en allait, notaire ou substitut, dans quelque trou lointain d'outre-Lo?re, raconter Paris à la province, ce Paris qu'il croyait conna?tre et où il n'était jamais entré.
Dans ce milieu racorni, Numa fut aisément un aigle. D'abord, il criait plus fort que les autres; puis une supériorité, du moins une originalité lui vint de son go?t très vif pour la musique. Deux ou trois fois par semaine, il se payait un parterre à l'Opéra ou aux Italiens, en revenait la bouche pleine de récitatifs, de grands airs qu'il chantait d'une assez jolie voix de gorge rebelle à toute discipline. Quand il arrivait chez Malmus, qu'il s'avan?ait théatralement au milieu des tables en roulant quelque finale italien, des hurlements de joie l'accueillaient de tous les étages, on criait ?Hé! l'artiste!...? et comme dans les milieux bourgeois, ce mot amenait une curiosité caressante dans le regard des femmes, sur la lèvre des hommes une intention d'envieuse ironie. Cette réputation d'art le servit par la suite, au pouvoir, dans les affaires. Encore aujourd'hui, il n'y a pas à la Chambre une commission artistique, un projet d'opéra populaire, de réformes aux expositions de peinture où le nom de Roumestan ne figure en première ligne. Cela tient à ces soirées passées dans les théatres de chant. Il y prit l'aplomb, le genre acteur, une certaine fa?on de se poser de trois quarts pour parler à la dame de comptoir, qui faisait dire à ses camarades émerveillés ?_Oh! de ce Numa, pas moins[1]_!?
à l'école même il apportait la même aisance; à demi préparé, car il était paresseux, craignait le travail et la solitude, il passait des examens assez brillants, grace à son audace, sa subtilité méridionale, qui savait toujours découvrir l'endroit chatouilleux d'une vanité de professeur. Puis sa physionomie, si franche, si aimable, le servait, et cette étoile de bonheur éclairait la route devant lui.
Dès qu'il fut avocat, ses parents le rappelèrent, la modeste pension qu'ils lui faisaient leur co?tant de trop dures privations. Mais la perspective d'aller s'enfermer à Aps, dans cette ville morte qui tombait en poussière sur ses ruines antiques, la vie sous la forme d'un éternel tour de ville et de quelques plaidoyers de murs mitoyens, n'avait pas de quoi tenter l'ambition indéfinie que sentait le proven?al au fond de son go?t pour le mouvement et l'intelligence de Paris. à grand'peine, il obtint encore deux ans pour préparer son doctorat, et, ces deux ans passés, au moment où l'ordre de rentrer au pays lui arrivait irrévocable, il rencontrait chez la duchesse de San-Donnino, à une de ces fêtes musicales où le portaient sa jolie voix et ses relations lyriques, Sagnier, le grand Sagnier, l'avocat légitimiste, frère de la duchesse et mélomane enragé, qu'il avait séduit par sa verve éclatant dans la monotonie mondaine, et par son enthousiasme pour Mozart. Sagnier lui offrit de le prendre comme quatrième secrétaire. Les appointements étaient nuls; mais il entrait
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