Numa Roumestan | Page 6

Alphonse Daudet
lieues d'Aps, sur le mont de Cordoue. Roumestan jura d'aller le voir avant de partir. Il parlerait aux parents, il était s?r d'enlever l'affaire.
-- Je vous y aiderai, Numa, dit une petite voix derrière lui.
Valmajour salua sans un mot, tourna sur ses talons et descendit le large tapis de l'estrade sa caisse au bras, la tête droite, avec ce léger déhanchement du Proven?al, ami du rythme et de la danse. En bas des camarades l'attendaient, lui serraient les mains. Puis un cri retentit: ?La farandole!? clameur immense, doublée par l'écho des vo?tes, des couloirs, d'où semblaient sortir l'ombre et la fra?cheur qui envahissaient maintenant les arènes et rétrécissaient la zone du soleil. à l'instant le cirque fut plein, mais plein à faire éclater ses barrières, d'une foule villageoise, une mêlée de fichus blancs, de jupes voyantes, de rubans de velours battant aux coiffes de dentelle, de blouses passementées, de vestes de cadis.
Sur un roulement de tambourin, cette cohue s'aligna, se défila en bandes, le jarret tendu, les mains unies. Un trille de galoubet fit onduler tout le cirque, et la farandole menée par un gars de Barbantane, le pays des danseurs fameux, se mit en marche lentement, déroulant ses anneaux, battant ses entrechats presque sur place, remplissant d'un bruit confus, d'un froissement d'étoffes et d'haleines, l'énorme baie du vomitoire où peu à peu elle s'engouffrait. Valmajour suivait d'un pas égal, solennel, repoussait en marchant son gros tambourin du genou, et jouait plus fort à mesure que le compact entassement de l'arène, à demi-noyée déjà dans la cendre bleue du crépuscule, se dévidait comme une bobine d'or et de soie.
-- Regardez là-haut! dit Roumestan tout à coup.
C'était la tête de la danse surgissant entre les arcs de vo?te du premier étage, pendant que le tambourinaire et les derniers farandoleurs piétinaient encore dans le cirque. En route, la ronde s'allongeait de tous ceux que le rythme entra?nait de force à la suite. Qui donc parmi ces Proven?aux aurait pu résister au fl?tet magique de Valmajour? Porté, lancé par des rebondissements du tambourin, on l'entendait à la fois à tous les étages, passant les grilles et les soupiraux descellés, dominant les exclamations de la foule. Et la farandole montait, montait, arrivait aux galeries supérieures que le soleil bordait encore d'une lumière fauve. L'immense défilé des danseurs bondissants et graves découpait alors sur les hautes baies cintrées du pourtour, dans la chaude vibration de cette fin d'après-midi de juillet, une suite de fines silhouettes, animait sur la pierre antique un de ces bas-reliefs comme il en court au fronton dégradé des temples.
En bas, sur l'estrade désemplie, -- car on partait et la danse prenait plus de grandeur au-dessus des gradins vides, -- le bon Numa demandait à sa femme en lui jetant un petit chale de dentelle sur les épaules pour le frais du soir:
-- Est-ce beau, voyons?... Est-ce beau?...
-- Très beau, fit la Parisienne, remuée cette fois jusqu'au fond de sa nature artiste.
Et le grand homme d'Aps semblait plus fier de cette approbation que des hommages bruyants dont on l'étourdissait depuis deux heures.
Fin du premier chapitre.
II
L'ENVERS D'UN GRAND HOMME
Numa Roumestan avait vingt-deux ans quand il vint terminer à Paris son droit commencé à Aix. C'était à cette époque un bon gar?on, réjoui, bruyant, tout le sang à la peau, avec de beaux yeux de batracien, dorés, à fleur de tête, et une crinière noire toute frisée qui lui mangeait la moitié du front comme un bonnet de loutre sans visière. Pas l'ombre d'une idée, d'une ambition, sous cette fourrure envahissante. Un véritable étudiant d'Aix, très fort au billard et au misti, sans pareil pour boire une bouteille de champagne à la régalade, pour chasser le chat aux flambeaux jusqu'à trois heures du matin dans les larges rues de la vieille ville aristocratique et parlementaire, mais ne s'intéressant à rien, n'ouvrant jamais un journal ni un livre, encrassé de cette sottise provinciale qui hausse les épaules à toute chose et pare son ignorance d'un renom de gros bon sens.
Le quartier Latin l'émoustilla un peu; il n'y avait pourtant pas de quoi. Comme tous ses compatriotes, Numa s'installait, en arrivant, au café Malmus, haute et tumultueuse baraque, développant ses trois étages de vitres, larges comme celles d'un magasin de nouveautés, au coin de la rue du Four-Saint-Germain, qu'elle remplissait du fracas de ses billards et des vociférations d'une clientèle de cannibales. Tout le Midi fran?ais s'épanouissait là, dans ses nuances diverses: Midi gascon, Midi proven?al, de Bordeaux, de Toulouse, de Marseille, Midi périgourdin, auvergnat, ariégeois, ardéchois, pyrénéen, des noms en as, en us, en ac, éclatants, ronflants et barbares, Etcheverry, Terminarias, Bentaboulech, Laboulbène, des noms qui semblaient jaillir de la gueule d'une escopette ou partaient comme un coup de mine, dans une accentuation féroce. Et quels éclats de voix, rien que pour demander une demi-tasse,
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