devaient être laissés à la porte. Eh bien, tous
les jours, deux ou trois fois par jour, il y avait des ordonnances sur
l'escalier, et je devais courir chez tous les chimistes de la ville; et
chaque fois que j'avais apporté la drogue, un nouveau papier me
commandait de la rendre, parce qu'elle n'était pas pure, et de chercher
ailleurs. On a terriblement besoin de cette drogue-là, monsieur...»
L'un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y a tracé les
lignes suivantes:
«Le docteur Jekyll affirme à MM. *** que leur dernier envoi n'a pu
servir. En 18... il leur avait acheté une quantité considérable de cette
même poudre. Il les prie de chercher avec un soin extrême et de lui en
envoyer de la même qualité, à tout prix.»
Jusque-là, l'écriture est assez régulière; mais, à la fin, la plume a craché,
comme si une émotion trop forte brisait toutes les digues.
«Pour l'amour de Dieu, trouvez-m'en de l'ancienne!»
«Ceci est assurément l'écriture du docteur, dit Utterson.
--En effet, répond Poole; mais, peu importe son écriture, je l'ai vu....
--Qui donc?
--Je l'ai surpris un jour qu'il était sorti du cabinet et ne se croyait pas
observé. Ce n'a été qu'une minute; il s'est sauvé avec une espèce de cri;
mais je savais à quoi m'en tenir, et mes cheveux se sont hérissés de
crainte. Pourquoi mon maître aurait-il eu un masque sur la figure et
pourquoi aurait-il crié en s'enfuyant à ma vue?
--Je crois que je devine, dit Utterson. Mon pauvre ami est atteint, sans
doute, d'une maladie qui le défigure autant qu'elle le fait souffrir, et
qu'il veut dérober à tous les yeux. De là ce masque qu'il porte pour
dissimuler quelque plaie affreuse, de là l'extraordinaire altération de sa
voix et l'impatience qu'il a de trouver un remède qui puisse le soulager.
--Non, monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n'était pas mon
maître; mon maître est grand, solide, celui-là n'était guère qu'un nain.
Parbleu! depuis vingt ans, je le connais assez, mon maître! Non,
l'homme au masque n'était pas le docteur, et, si vous voulez que je vous
dise ce que je crois, un meurtre a été commis.
--Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m'assurer des
faits. J'enfoncerai cette porte.»
Les deux hommes se munissent d'une hache et d'un tisonnier; ils
envoient un valet de pied robuste garder la porte du laboratoire. Une
dernière fois, Utterson écoute. Le bruit d'un pas léger se fait à peine
entendre sur le tapis.
«Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marche ainsi de long en
large, dit le vieux domestique; une mauvaise conscience ne se repose
pas. Et une fois... une fois, j'ai entendu qu'il pleurait.... On aurait dit une
femme ou une âme en peine. Je ne sais quel poids m'est tombé sur le
coeur. J'aurais pleuré aussi.»
Le moment est venu d'agir.
«Jekyll, crie Utterson d'une voix forte, je demande à vous voir.»
Pas de réponse.
«Je vous avertis; nous avons des soupçons, je dois et je veux vous voir;
si ce n'est pas de votre plein gré, ce sera de force....
--Utterson, réplique la voix, pour l'amour de Dieu, ayez pitié!»
Ce n'est pas la voix de Jekyll décidément, c'est celle de Hyde. Quatre
fois la hache s'abat sur les panneaux qui résistent; un cri de terreur tout
animal a retenti dans le cabinet. Au cinquième coup, la porte brisée
livre passage aux assiégeants, qui, consternés du silence qui règne
désormais, restent irrésolus sur le seuil. Une lampe éclaire paisiblement
ce réduit studieux, un bon feu brille dans l'âtre, le thé est préparé sur
une petite table; sans les armoires vitrées remplies de produits
chimiques, on se croirait dans l'intérieur les plus bourgeois. Mais, au
milieu de la chambre, gît un cadavre, encore palpitant, celui d'Edward
Hyde. Il est vêtu d'habits trop grands pour lui, des habits à la taille du
docteur. Sa main crispée tient encore une fiole de poison. Il s'est fait
justice.
Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part; mais, sur la table, auprès
d'un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avait exprimé à plusieurs reprises
beaucoup d'estime, et qui cependant est annoté de sa main avec force
blasphèmes, auprès des soucoupes remplies de doses mesurées d'un sel
blanc, que Poole reconnaît pour la drogue que son maître l'envoyait
toujours demander, il y a des papiers.
En cherchant bien, Utterson découvre un testament qui lui lègue, chose
étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puis une lettre
d'adieu et une confession dont il prend connaissance, après avoir lu le
manuscrit du docteur Lanyon.
Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon a reçu de son
vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettre chargée qui l'adjure,
au nom de leur
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