commencé pour le docteur
Jekyll; il ne s'occupe plus que de bonnes oeuvres. Charitable, il l'a
toujours été, mais il devient religieux en outre; il fréquente plus
assidûment ses anciens amis, renoue des relations très affectueuses
avec le docteur Lanyon, et paraît heureux comme il ne l'était pas depuis
longtemps.
Deux mois se passent ainsi; tout à coup, les amis de Jekyll trouvent sa
porte fermée. Il garde la chambre, ne reçoit personne. Utterson se
décide enfin à faire part de son inquiétude au docteur Lanyon. En
entrant chez celui-ci, il est stupéfait de le trouver changé, affaibli,
presque mourant:
«Un coup terrible m'a frappé, explique Lanyon, je ne m'en relèverai
jamais; ce n'est plus qu'une question de semaines. Eh bien, je ne me
plains pas de la vie... je l'ai trouvée bonne... mais... si nous savions tout,
nous serions plus satisfaits de nous en aller.
--Jekyll est malade, lui aussi», commence Utterson.
À ce nom, la figure de Lanyon s'altère davantage encore; il lève une
main tremblante:
«Que je n'entende plus parler du docteur Jekyll, dit-il avec
emportement. Il est mort pour moi.
--Vous lui en voulez encore? s'écrie Utterson étonné. Songez que nous
sommes trois bien vieux amis, Lanyon, et que les intimités de jeunesse
ne se remplacent pas.
--Inutile d'insister. Demandez-lui plutôt à lui-même....
--Mais il ne veut pas me recevoir....
--Cela ne m'étonne pas! Un jour ou l'autre, quand je ne serai plus, vous
apprendrez la vérité. Jusque-là, qu'il ne soit jamais question entre nous
d'un sujet que j'abhorre.»
Utterson demande par écrit des explications à Jekyll; une réponse très
embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteur exprime son intention
de se condamner désormais à une retraite absolue.
Que faut-il supposer? Quelle catastrophe a donc pu survenir? L'idée de
la folie se présente de nouveau à l'esprit du notaire; les paroles de
Lanyon impliqueraient cependant tout autre chose. Il voudrait
interroger de nouveau le vieux savant, mais il n'en a pas l'occasion, car,
en une quinzaine de jours, cet homme d'une si haute valeur morale et
intellectuelle succombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne doit
être ouvert par lui qu'après la disparition du docteur Jekyll. Pour la
seconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament, se
trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient à grand-peine sa
curiosité, mais le respect qu'il doit à la volonté expresse d'un mourant le
décide à laisser dormir les papiers dans un tiroir....
Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poole lui dit
toujours que son maître ne sort plus de ce cabinet mystérieux,
au-dessus du laboratoire, qu'il ne parle guère, ne lit plus et paraît
absorbé dans de tristes pensées. Un jour, Utterson s'avise de pénétrer
dans la cour sur laquelle donnent les trois fenêtres grillées, afin
d'entrevoir au moins le prisonnier volontaire. L'une de ces fenêtres est
ouverte; le docteur, assis auprès, l'air souffrant, accablé, aperçoit son
ami et consent à échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à
coup, une expression de terreur et de désespoir, une expression qui
glace le sang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et la
fenêtre se reforme brusquement.
À peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Poole épouvanté.
Le vieux serviteur le conjure de venir s'assurer par lui-même de ce qui
se passe. Il ne peut plus porter seul le poids d'une pareille responsabilité.
Tout le monde a peur dans la maison.
En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autres
domestiques sont réunis tremblants, effarés, dans le vestibule, et on lui
fait de sinistres rapports. À la suite de Poole, il se dirige vers le pavillon
où s'est retranché Jekyll et monte l'escalier qui conduit au fameux
cabinet.
«Marchez aussi doucement que possible et puis écoutez; mais qu'il ne
vous entende pas», dit Poole, sans que le notaire puisse rien
comprendre à cette étrange recommandation.
Il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.
Une voix plaintive répond du dedans:
«Je ne peux voir personne.»
Et Poole, d'un air triomphant, reprend tout bas:
«Eh bien, monsieur, dites si c'est vraiment la voix de mon maître?
--Elle est bien changée, en effet.
--Changée? On n'a pas été vingt ans dans la maison d'un homme pour
ne pas reconnaître sa voix. Non, monsieur, mon maître a disparu;
dites-moi maintenant qui est là, à sa place?»
En parlant, il a entraîné M. Utterson dans une chambre écartée où nul
ne peut épier leur conciliabule.
«Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabinet a demandé je
ne sais quel médicament. Mon maître faisait cela quelquefois. Il
écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille de papier sur l'escalier.
Depuis huit jours nous n'avons vu de lui que cela... des papiers. Il était
enfermé; les repas mêmes
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