amitié ancienne, de lui rendre un service duquel dépend
son honneur, sa vie. Il s'agit d'aller prendre dans son cabinet de travail,
quitte à en forcer la porte, des poudres et une fiole dont il indique
exactement la place. Vers minuit un homme qu'il devra recevoir en
secret, après avoir renvoyé ses domestiques, viendra lui dire le reste.
Lanyon, sans rien comprendre à cet appel, obéit exactement; il se rend
chez Jekyll; le vieux Poole, lui aussi, a été averti par lettre chargée. Un
serrurier est là qui attend; on pénètre dans le cabinet en forçant la
serrure, on découvre, à l'endroit désigné, des sels quelconques, une
teinture rouge qui ressemble à du sang, un cahier qui renferme nombre
de dates couvrant une période de beaucoup d'années, avec quelques
notes inintelligibles. Lanyon, fort intrigué, emporte le tout chez lui, et
attend de pied ferme le visiteur nocturne, auquel il va ouvrir lui-même.
Ce visiteur est un petit homme dont l'aspect lui inspire un mélange
inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d'habits beaucoup trop
grands, qui traînent par terre et flottent autour de lui. Son premier mot
est pour réclamer avec agitation les mystérieux objets trouvés chez le
docteur Jekyll; à leur vue, il pousse un soupir de soulagement, puis,
demandant un verre gradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y
ajoute une des poudres. Le mélange, d'abord rougeâtre, commence,
tandis que les cristaux se dissolvent, à prendre une nuance plus brillante,
à devenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain,
l'ébullition cesse, le liquide passe lentement du pourpre foncé au vert
pâle. L'étrange visiteur a bu d'un trait.... Il crie, chancelle, se retient à la
table, puis reste là, les yeux injectés, la bouche entrouverte, respirant à
peine. Un changement s'est produit: les traits du visage semblent se
fondre et se reformer. Lanyon recule d'un soubresaut brusque, l'âme
noyée dans une épouvante sans nom. Devant lui, pâle, tremblant, les
mains étendues comme pour retrouver son chemin à tâtons au sortir du
sépulcre, se tient Henry Jekyll!...
C'est ce qu'il a entendu, ce qu'il a vu cette nuit-là qui a ébranlé la vie du
docteur Lanyon dans ses fondements mêmes. Le secret professionnel
s'impose à lui, mais l'horreur le tuera, car il ne peut se le dissimuler, et
cette pensée le hante jusqu'à une suprême angoisse, lui, l'ennemi et le
contempteur de la science occulte: l'être difforme qui s'est glissé dans
sa maison cette nuit-là est bien celui que poursuit la police comme
assassin de sir Danvers Carew....
Quant à l'effrayante métamorphose, elle est expliquée par la confession
du docteur Jekyll:
«Je suis né en 18..., avec une grosse fortune, quelques excellentes
qualités, le goût du travail et le désir de mériter l'estime des meilleurs
entre mes semblables, en possession, par conséquent, de toutes les
garanties qui peuvent assurer un avenir honorable et distingué. Le plus
grand de mes défauts était cette soif de plaisir qui contribue au bonheur
de bien des gens, mais qui ne se conciliait guère avec ma préoccupation
de porter la tête haute devant le public, de garder une contenance
particulièrement grave. Il arriva donc que je cachai mes fredaines, et
que, lorsque ma situation se trouva solidement établie, j'avais déjà pris
l'habitude invétérée d'une vie double. Plus d'un aurait fait parade des
légères irrégularités de conduite dont je me sentais coupable; mais,
considérées des hauteurs où j'aimais à me placer, elles m'apparaissaient,
au contraire, comme inexcusables, et je les cachais avec un sentiment
de honte presque morbide. Ce fut donc beaucoup moins l'ignominie de
mes fautes que l'exigence de mes aspirations qui me fit ce que j'étais, et
qui creusa chez moi, plus profondément que chez la majorité des
hommes, une séparation marquée entre le bien et le mal, ces provinces
distinctes qui composent la dualité de la nature humaine.
«J'étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cette dure loi de la vie
qui gît aux racines mêmes de la religion et qui est une si grande cause
de souffrance. Malgré ma duplicité, je ne me trouvais en aucune façon
hypocrite; mes deux natures prenaient tout au sérieux de bonne foi; je
n'étais pas plus moi-même quand je me plongeais dans le désordre que
quand je m'élançais à la poursuite de la science, ou quand je me
consacrais au soulagement des malheureux. L'impulsion de mes études
scientifiques, qui m'emportait dans les sphères transcendantales d'un
certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui se livrait en
moi. Par les deux côtés de mon intelligence, le côté moral et le côté
intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jour davantage, de cette
vérité, dont la découverte partielle m'a conduit à un si épouvantable
naufrage, que l'homme n'est pas un, en réalité, mais deux; je dis deux,
ma propre expérience n'ayant pas dépassé ce nombre.
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