inspire son héritier.
«Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.
--Soit! répond Jekyll. Je vous prie seulement de l'aider au besoin, pour
l'amour de moi.»
À une année de là, Londres tout entier est ému par un crime que rend
plus frappant la haute situation de la victime, sir Danvers Carew. Il y a
maintes preuves contre Hyde, et les circonstances font que M. Utterson
est amené à seconder la police dans ses recherches. La connaissance
qu'il a de l'adresse du meurtrier présumé permet de faire les
perquisitions nécessaires. Hyde habite, dans le quartier mal fréquenté
de Soho, une rue étroite et sombre, garnie de cabarets où l'on boit du
gin, de restaurants français du plus bas étage, de boutiques borgnes où
s'approvisionnent des femmes de mauvaise mine appartenant à toutes
les nationalités. C'est dans un pareil milieu que le protégé de Jekyll,
héritier d'un quart de million sterling, a élu domicile.
Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir la porte.
«M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans la nuit, mais pour ressortir
ensuite; il a des habitudes fort irrégulières, et disparaît parfois un mois
ou deux de suite.»
Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est à peu près vide.
Hyde n'habite que deux chambres meublées avec luxe; un grand
désordre toutefois y règne pour le moment, comme si l'on y avait fait à
la hâte des préparatifs de fuite: les vêtements traînent sur le tapis, les
tiroirs sont ouverts. Des cendres grises dans l'âtre indiquent que l'on a
brûlé des papiers; mais, derrière une porte, les agents découvrent la
moitié d'un bâton dont l'autre moitié est restée sanglante sur le lieu du
crime. Cette canne, d'un bois très rare, a été donnée bien des années
auparavant à son ami Jekyll par M. Utterson.
Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courir chez le
docteur. Poole, le vieux domestique, l'introduit, en lui faisant traverser
la cour qui a été jadis un jardin, dans l'espèce de pavillon que l'on
appelle indistinctement le laboratoire ou la salle d'anatomie. Le docteur
a autrefois acheté la maison aux héritiers d'un chirurgien, et s'occupe de
chimie là où son prédécesseur s'occupait à disséquer. Pour la première
fois, le notaire est admis à visiter cette partie de la maison, qui donne
sur la petite rue, théâtre de sa première rencontre avec Hyde. Il trouve
le docteur, dans une vaste chambre garnie d'armoires vitrées, d'un grand
bureau et d'une psyché, meuble assez déplacé dans un lieu pareil.
«Savez-vous les nouvelles? lui demande Utterson.
--On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle et frissonnant.
--Un mot: j'espère que vous n'avez pas été assez fou pour cacher ce
misérable?
--Utterson, s'écrie le docteur, je vous donne ma parole d'honneur que
tout est fini entre lui et moi! D'ailleurs, il n'a pas besoin de mon secours,
il est en sûreté. Personne n'entendra plus parler de Hyde.»
L'homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presque
fiévreuses:
«Vous paraissez bien sûr de lui!
--Sûr... absolument. Mais j'aurais besoin de votre conseil. J'ai reçu une
lettre, et je me demande si je dois la communiquer à la justice.
Décidez... j'ai perdu toute confiance en moi-même.
--Vous craignez que cela n'aide à découvrir?...
--Non, peu m'importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à ma propre
réputation, que cette triste affaire met en péril.»
Utterson, surpris de ce soudain accès d'égoïsme, demande à voir la
lettre; elle est d'une écriture renversée très singulière et conçue dans des
termes respectueux. Hyde exprime brièvement son repentir, en
s'excusant auprès du protecteur dont il a si mal reconnu les bontés; il lui
annonce qu'il a des moyens de fuite tout prêts.
L'enveloppe manque; Jekyll prétend l'avoir brûlée par mégarde.
«Encore une question, reprend Utterson: c'est Hyde, n'est-ce pas, qui
vous avait dicté ce passage de votre testament au sujet d'une disparition
possible?»
Le docteur, défaillant, fait un signe affirmatif.
«Je m'en doutais, dit Utterson. Le scélérat avait l'intention de vous
assassiner! Vous l'avez échappé belle!
--Oh! j'ai reçu une terrible leçon!» s'écrie Jekyll, ensevelissant sa tête
entre ses deux mains. «Quelle leçon, mon Dieu!»
Et cependant il tente, au moment même, de tromper son ami. En
étudiant l'autographe de Hyde, Utterson acquiert la preuve que la
prétendue lettre de l'assassin est de la main même de Jekyll, qui a
changé l'aspect des caractères en les renversant. Le docteur s'est donc
fait faussaire pour sauver un meurtrier!
Cependant le temps s'écoule et l'assassin reste introuvable. On recueille
des détails sur le passé de l'homme, sur ses vices, sa cruauté, ses
relations ignobles et la haine qu'il a partout inspirée; mais sur sa famille,
sur ses origines, rien ne peut être découvert, encore moins sur le lieu où
il se cache. Une nouvelle vie semble avoir
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.