Nouvelles mille et une nuits | Page 7

Robert Louis Stevenson
de le trouver changé, affaibli, presque mourant:
?Un coup terrible m'a frappé, explique Lanyon, je ne m'en relèverai jamais; ce n'est plus qu'une question de semaines. Eh bien, je ne me plains pas de la vie... je l'ai trouvée bonne... mais... si nous savions tout, nous serions plus satisfaits de nous en aller.
--Jekyll est malade, lui aussi?, commence Utterson.
à ce nom, la figure de Lanyon s'altère davantage encore; il lève une main tremblante:
?Que je n'entende plus parler du docteur Jekyll, dit-il avec emportement. Il est mort pour moi.
--Vous lui en voulez encore? s'écrie Utterson étonné. Songez que nous sommes trois bien vieux amis, Lanyon, et que les intimités de jeunesse ne se remplacent pas.
--Inutile d'insister. Demandez-lui plut?t à lui-même....
--Mais il ne veut pas me recevoir....
--Cela ne m'étonne pas! Un jour ou l'autre, quand je ne serai plus, vous apprendrez la vérité. Jusque-là, qu'il ne soit jamais question entre nous d'un sujet que j'abhorre.?
Utterson demande par écrit des explications à Jekyll; une réponse très embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteur exprime son intention de se condamner désormais à une retraite absolue.
Que faut-il supposer? Quelle catastrophe a donc pu survenir? L'idée de la folie se présente de nouveau à l'esprit du notaire; les paroles de Lanyon impliqueraient cependant tout autre chose. Il voudrait interroger de nouveau le vieux savant, mais il n'en a pas l'occasion, car, en une quinzaine de jours, cet homme d'une si haute valeur morale et intellectuelle succombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne doit être ouvert par lui qu'après la disparition du docteur Jekyll. Pour la seconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament, se trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient à grand-peine sa curiosité, mais le respect qu'il doit à la volonté expresse d'un mourant le décide à laisser dormir les papiers dans un tiroir....
Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poole lui dit toujours que son ma?tre ne sort plus de ce cabinet mystérieux, au-dessus du laboratoire, qu'il ne parle guère, ne lit plus et para?t absorbé dans de tristes pensées. Un jour, Utterson s'avise de pénétrer dans la cour sur laquelle donnent les trois fenêtres grillées, afin d'entrevoir au moins le prisonnier volontaire. L'une de ces fenêtres est ouverte; le docteur, assis auprès, l'air souffrant, accablé, aper?oit son ami et consent à échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup, une expression de terreur et de désespoir, une expression qui glace le sang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et la fenêtre se reforme brusquement.
à peu de temps de là, M. Utterson re?oit la visite de Poole épouvanté. Le vieux serviteur le conjure de venir s'assurer par lui-même de ce qui se passe. Il ne peut plus porter seul le poids d'une pareille responsabilité. Tout le monde a peur dans la maison.
En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autres domestiques sont réunis tremblants, effarés, dans le vestibule, et on lui fait de sinistres rapports. à la suite de Poole, il se dirige vers le pavillon où s'est retranché Jekyll et monte l'escalier qui conduit au fameux cabinet.
?Marchez aussi doucement que possible et puis écoutez; mais qu'il ne vous entende pas?, dit Poole, sans que le notaire puisse rien comprendre à cette étrange recommandation.
Il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.
Une voix plaintive répond du dedans:
?Je ne peux voir personne.?
Et Poole, d'un air triomphant, reprend tout bas:
?Eh bien, monsieur, dites si c'est vraiment la voix de mon ma?tre?
--Elle est bien changée, en effet.
--Changée? On n'a pas été vingt ans dans la maison d'un homme pour ne pas reconna?tre sa voix. Non, monsieur, mon ma?tre a disparu; dites-moi maintenant qui est là, à sa place??
En parlant, il a entra?né M. Utterson dans une chambre écartée où nul ne peut épier leur conciliabule.
?Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabinet a demandé je ne sais quel médicament. Mon ma?tre faisait cela quelquefois. Il écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille de papier sur l'escalier. Depuis huit jours nous n'avons vu de lui que cela... des papiers. Il était enfermé; les repas mêmes devaient être laissés à la porte. Eh bien, tous les jours, deux ou trois fois par jour, il y avait des ordonnances sur l'escalier, et je devais courir chez tous les chimistes de la ville; et chaque fois que j'avais apporté la drogue, un nouveau papier me commandait de la rendre, parce qu'elle n'était pas pure, et de chercher ailleurs. On a terriblement besoin de cette drogue-là, monsieur...?
L'un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y a tracé les lignes suivantes:
?Le docteur Jekyll affirme à MM. *** que leur dernier envoi n'a pu servir. En 18... il leur avait acheté une quantité considérable de cette même poudre. Il les prie de
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