Nouvelles mille et une nuits | Page 5

Robert Louis Stevenson
très repoussant de mon aventure. Elle n'est pas habitée, les trois fenêtres grillées, sur la cour, restent toujours closes, mais les vitres en sont propres, et, au-dessus, il y a une cheminée qui fume parfois, ce qui donnerait l'idée que quelqu'un y vient accidentellement.?
Le notaire Utterson voit que M. Enfield ne se doute pas que cette vilaine batisse dépend de la maison de son ami Jekyll. Après avoir soup?onné celui-ci de folie toute pure, il craint qu'il ne s'agisse plut?t de quelque complicité honteuse. L'idée fixe le poursuit de s'éclairer là-dessus. Il se met à guetter les secrets nocturnes du quartier que fréquente l'odieux Hyde. Longtemps il attend en vain; mais, certain soir, vers dix heures, les boutiques étant closes et la rue silencieuse, au milieu du sourd mugissement de Londres, un pas retentit rapide, un homme de petite taille appara?t, tire une clé de sa poche et se dirige vers la maison indiquée.
?M. Hyde?? lui dit le notaire en posant la main sur son épaule.
L'homme tressaille et recule, mais sa terreur n'est que momentanée. Reprenant aussit?t de l'empire sur lui-même, il répond:
?C'est mon nom, en effet; que me voulez-vous?
--Je suis un vieil ami du docteur Jekyll; on a d? vous parler de moi: M. Utterson. Faites-moi une grace, laissez-moi voir votre visage.?
L'autre hésite, puis, après réflexion, se tourne d'un air de défi.
?Maintenant je vous reconna?trai, dit Utterson. Cela peut être utile.
--Oui, répond Hyde, il vaut mieux que nous nous soyons rencontrés... à propos, vous avez besoin de savoir mon adresse.?
Et il lui indique une rue, un numéro.
?Mon Dieu! se dit le notaire, est-il possible qu'il ait, lui aussi, songé au testament?...
--Comment, ne m'ayant jamais vu, avez-vous pu me deviner? reprend Hyde.
--D'après une description. Nous avons des amis communs.
--Lesquels? balbutie Hyde.
--Jekyll, par exemple.
--Il ne vous a jamais parlé de moi, s'écrie l'autre en rougissant de colère. Vous mentez.?
Là-dessus, il a poussé la porte et disparu dans la maison, laissant Utterson stupéfait.
?Ce nain blême, au sourire timide et cynique à la fois, est certainement fort laid, pense le notaire, mais sa laideur ne suffit pas à expliquer la répulsion insurmontable que suscite sa présence. Il faut qu'il y ait quelque chose en outre. Serait-ce qu'une ame noire peut transpara?tre ainsi à travers son enveloppe de chair? Pauvre Jekyll! Si jamais j'ai lu la signature de Satan sur un visage, c'est sur celui de ton nouvel ami.?
En tournant la rue, on arrive devant un square bordé de belles maisons, dont plusieurs sont déchues de leur rang d'autrefois, divisées en appartements, en bureaux, en magasins. L'une d'elles, cependant, devant laquelle s'arrête Utterson, a gardé un grand air d'opulence. Un vieux domestique vient ouvrir.
?Poole, lui dit Utterson, le docteur Jekyll est-il chez lui??
Sur sa réponse négative:
?Je viens de voir M. Hyde s'introduire par la porte de l'ancienne salle d'anatomie. Cela est-il permis en l'absence de votre ma?tre?
--Sans doute, car M. Hyde a une clé.
--Je ne crois pas cependant avoir jamais rencontré ici ce jeune homme.
--Oh! monsieur, on ne l'invite pas à d?ner et il ne para?t guère de ce c?té-ci de la maison. Il entre et sort toujours par le laboratoire.?
Utterson conclut de ces renseignements que le docteur, en ouvrant sa maison à Hyde, subit la conséquence de quelque faute de jeunesse. Ce doit être un supplice que de recevoir ainsi, bon gré, mal gré, inopinément, cet être atroce, qui entre et sort furtivement, qui peut-être est impatient d'hériter.... Il se promet de protéger Jekyll contre l'influence équivoque qui s'est glissée à son foyer. Il profitera pour cela du premier tête-à-tête.
?Vous savez que je n'ai jamais approuvé votre testament, lui dit-il avec hardiesse, et je l'approuve moins que jamais, car j'ai appris des choses révoltantes sur ce jeune Hyde.?
La belle figure intelligente du docteur s'assombrit à ces mots.
?Inutile de me les dire, cela ne changerait rien; vous ne comprenez pas ma position, répond-il avec une certaine incohérence. Je suis dans une passe difficile, très difficile...?
Et comme le notaire, espérant pouvoir le tirer de peine, presse Jekyll de s'ouvrir à lui, il refuse, affirmant sur l'honneur qu'il est tout à fait libre de se débarrasser, quand il voudra, de cet Edward Hyde, que, par conséquent, ses amis doivent lui laisser le soin d'apprécier ce qui convient. Assurément, il est attaché à ce gar?on, il a pour cela des raisons sérieuses.... Même il conjure Utterson de vaincre, quand il ne sera plus, l'antipathie que lui inspire son héritier.
?Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.
--Soit! répond Jekyll. Je vous prie seulement de l'aider au besoin, pour l'amour de moi.?
à une année de là, Londres tout entier est ému par un crime que rend plus frappant la haute situation de la victime, sir Danvers Carew. Il y a maintes preuves contre Hyde, et les circonstances font que M. Utterson est amené à seconder la police dans
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