Nouvelles mille et une nuits | Page 4

Robert Louis Stevenson
le sou, se rencontrent dans la campagne, oublient leurs désastres, leurs grandeurs, et se mettent tout simplement à s'aimer, ravis, en somme, de cette chute qui les a jetés aux bras l'un de l'autre pour jamais. Ceux-ci ne vendront pas du tabac, ils feront de la littérature en collaboration; un recueil des plus médiocres a paru sous le titre ?Poésies, par Frédéric et Amélie.?
La réconciliation de leurs altesses sur le grand chemin est un des rares duos d'amour que nous ayons rencontrés au cours des romans qui nous occupent. Il est charmant, ce duo, car l'esprit enfin y fait trêve, l'esprit moqueur, léger, glacial et trop tendu dont M. Stevenson abuse, et qui produit à la longue l'effet du paté d'anguille. Pour ne trouver que le ricanement perpétuel, autant revenir à nos incomparables contes de Voltaire, dont l'auteur de Prince Otto s'est fortement pénétré. Où il montre, en revanche, une véritable originalité de forme et de fond, c'est dans l'exposition semi-scientifique d'un Cas étrange, qui mérite de compter parmi les récits les plus suggestifs et les plus ingénieux d'avatars et de transformations. L'histoire du _Docteur Jekyll et de Mr Hyde_ se détache en relief puissant sur la trame un peu mince du reste de l'oeuvre, et promet l'estime d'un ordre tout nouveau de lecteurs à M. Stevenson. Nous osons à peine le lui dire, ayant compris qu'il craint par-dessus tout de para?tre terne et lourdement consciencieux. Terne, il ne saurait l'être; le seul péril que l'on coure avec lui est dans l'excès du brillant et dans sa confusion accidentelle avec le clinquant. Quant à la conscience, elle ne sera jamais incompatible avec la liberté chez cet écossais greffé de Yankee et de Parisien agréablement bohème. Qu'il ne s'inquiète donc pas de la nature de nos éloges. L'analyse critique qui suit est d'ailleurs pour prouver que l'ouvrage le plus grave de M. Stevenson n'a rien de particulièrement austère, ni surtout d'ennuyeux.

II
Quelques lenteurs, il faut en convenir, embarrassent le début. Peu nous importent, par exemple, les idées et les habitudes de M. Utterson, un personnage d'arrière-plan, dépositaire du testament bizarre qui fait passer tous les biens de Henry Jekyll entre les mains de son ami Edward Hyde, dans le cas de la disparition du testateur. Cette clause insolite blesse le bon sens et les traditions professionnelles du notaire Utterson; elle semble cacher quelque secret ténébreux, d'autant plus que ledit Edward Hyde, prétendu ?bienfaiteur? du docteur Jekyll et son légataire universel, n'est connu de personne. Jamais Utterson n'en avait entendu parler avant que le singulier document lui e?t été confié, avec mille précautions minutieuses; pourtant il est le plus ancien ami de Jekyll, après le docteur Lanyon toutefois, qui, intimement lié jadis avec son collègue, s'est peu à peu éloigné de lui, sous prétexte qu'il donnait à corps perdu dans des hérésies scientifiques. Lanyon, lui non plus, ne sait rien du mystérieux Hyde. Le seul renseignement que M. Utterson ait jamais pu recueillir sur celui-ci est de nature à augmenter sa perplexité; c'est le hasard qui le lui fournit.
Un soir qu'il se promène dans un quartier populeux de Londres, avec son jeune parent, M. Enfield, ce dernier lui fait remarquer, presque à l'extrémité d'une petite rue commer?ante, l'entrée d'une cour qui interrompt la ligne régulière des maisons. Juste à cet endroit, un pignon délabré avance sur la rue ses deux étages sans fenêtres, au-dessus de la porte dépourvue, de marteau, une porte de derrière apparemment.
?Cette porte que voici, dit M. Enfield, se rattache dans ma pensée à une singulière histoire.?
Et il raconte l'acte de brutalité commis sous ses yeux, dans cette rue même, contre un enfant, une petite fille, par un individu d'apparence plus que désagréable, une espèce de gnome. Indigné, il a saisi le coupable au collet, appelé au secours; un rassemblement s'est formé, et M. Hyde, pour éviter un scandale, a payé une forte somme aux parents de sa victime. Il s'est rendu sous bonne escorte à son domicile, la maison délabrée en question, et est redescendu bient?t avec un chèque sur la banque Coutts, signé du nom le plus honorable, un nom qu'Utterson devine sans que son cousin ait besoin de le prononcer.
?Et quelle figure a-t-il, ce Hyde?
--Il n'est pas aisé de le peindre. Je n'ai jamais vu d'homme qui m'ait inspiré autant de dégo?t, sans que je puisse expliquer pourquoi. Il vous donne l'impression d'un être difforme, et cependant je ne saurais spécifier sa difformité. Il est extraordinaire, voilà le fait, il est anormal. Je crois le voir encore, tant je l'ai peu oublié, et cependant je ne trouve pas de paroles pour peindre l'effet que produit cette infernale physionomie.?
M. Utterson est plus ému qu'il ne veut le laisser para?tre.
?Sur la maison elle-même, demande-t-il, vous ne savez rien?
--Si fait, j'ai observé que personne n'y entre jamais, sauf le héros
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