Nouvelles lettres dun voyageur | Page 4

George Sand
au bord de la Creuse, et vous promenais avec moi en r��ve le long de cette Gargilesse honor��e d'une de vos rimes, petit torrent ignor�� qui roule dans des ravines plus ignor��es encore. Je me figurais vraiment que ce d��sert ��tait �� moi qui l'avais d��couvert, �� quelques peintres et �� quelques naturalistes qui s'y ��taient aventur��s sur ma parole et ne m'en savaient pas mauvais gr��. Eux et moi, nous le poss��dions par les yeux et par le coeur, ce qui est la seule possession des choses belles et pures. Moi, j'avais un tr��sor de vie, l'espoir! l'espoir de faire vivre ceux qui devaient me fermer les yeux, l'illusion de compter qu'en les aimant beaucoup, je leur assurerais une longue carri��re. Et, �� pr��sent, j'ai les bras crois��s comme, au lendemain d'un d��sastre, on voit les ouvriers d��courag��s se demander si c'est la peine de recommencer �� travailler et �� batir sur une terre qui toujours tremble et s'entr'ouvre, pour d��molir et d��vorer.
A pr��sent, je suis oisif et d��pouill�� jusqu'au fond de l'ame. Non, George Sand n'a plus la Gargilesse; il n'a plus l'Anio, qu'il a poss��d�� aussi autrefois tout un jour, et qu'il avait emport�� tout mugissant et tout ombrag�� dans un coin de sa m��moire, comme un bijou de plus dans un ��crin de pr��dilection. Il n'a plus rien, le voyageur! il ne veut pas qu'on l'appelle po?te, il ne voit plus que du brouillard, il n'a plus de prairies embaum��es dans ses visions, il n'a plus de chants d'oiseaux dans les oreilles, le soleil ne lui parle plus, la nature qu'il aimait tant, et qui ��tait bonne pour lui, ne le conna?t plus. Ne l'appelez pas artiste, il ne sait plus s'il l'a jamais ��t��. Dites-lui ami, comme on dit aux malheureux qui s'arr��tent ��puis��s, et que l'on engage �� marcher encore, tout en plaignant leur peine.
Marcher! oui, on sait bien qu'il le faut, et que la vie tra?ne celui qui ne s'aide pas. Pourquoi donner aux autres, �� ceux qui sont g��n��reux et bienfaisants, la peine de vous porter? n'ont-ils pas aussi leur fardeau bien lourd? Oui, amis, oui, enfants, je marcherai, je marche; je vis dans mon milieu sombre et muet comme si rien n'��tait chang��. Et, au fait, il n'y a rien de chang�� que moi; la vie a suivi autour de moi son cours in��vitable, le fleuve qui m��ne �� la mort. Il n'y a d'��trange en ma destin��e que moi rest�� debout. Pourquoi faire? pour chanter, cigale humaine, l'hiver comme l'��t��!
Chanter! quoi donc chanter? La bise et la brume, les feuilles qui tombent, le vent qui pleure? J'avais une voix heureuse qui murmurait dans mon cerveau des paroles de renouvellement et de confiance. Elle s'est tue; reviendra-t-elle? et, si elle revient, l'entendrai-je? est-ce bient?t, est-ce demain, est-ce dans un si��cle ou dans une heure qu'elle reviendra?
Nul ne sait ce qui lui sera donn�� de douceur ou de force pour fl��chir les mauvais jours. Au fort de la bataille, tous sont braves: c'est si beau, le courage! ?Ayez-en, vous dit-on; tous en ont, il faut en avoir.? Et on r��pond: ?J'en ai!? Oui, on en a, quand on vient d'��tre frapp�� et qu'il faut sourire pour laisser croire que la blessure n'est pas trop profonde. Mais apr��s? quand le devoir est accompli, quand on a press�� les mains amies, quand on a dissip�� les tendres inqui��tudes, quand on reprend sa route sur le sol ��branl��, quand on s'est remis au travail, au m��tier, au devoir; quand tout est dit enfin sur notre infortune et qu'il n'est plus d��licat d'accepter la piti�� des bons coeurs, est-ce donc fini? Non, c'est le vrai chagrin qui commence, en m��me temps que la lutte se cl?t. On avance, on ��coute, on voit vivre, on essaie de vivre aussi; mais quelle nuit dans la solitude! Est-ce la fatigue qui persiste, ou s'est-il fait une diminution de vie en nous, une d��perdition de forces? J'ai peine �� croire qu'en perdant ceux qu'on aime, on conserve son ame enti��re. A moins que....
Oui, allons, la vie ne se perd pas, elle se d��place. Elle s'��lance et se transporte au del�� de cet horizon que nous croyons ��tre le cercle de notre existence. Nous avons les cercles de l'infini devant nous. C'est une gamme que nous croyons descendre apr��s l'avoir mont��e, mais les gammes s'encha?nent et montent toujours, La voix humaine ne peut d��passer une certaine tonalit��; mais, par la pens��e, elle entre facilement dans les tonalit��s impossibles, et, d'octave en octave, l'audition imaginaire, mais math��matique, escalade le ciel. Ceux qui sont partis vivent, chantent et pensent maintenant une octave plus haut que nous; c'est pourquoi nous ne les entendons plus; mais nous savons bien que le choeur sacr�� des ames n'est pas muet et que notre partie y est ��crite
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