brisait de toutes parts avec un fracas pareil à celui des mitrailleuses. Les eaux s'étaient subitement élevées, en égard au débordement du Mississipi gonflé par l'Ohio, et les deux courants d'eau se heurtaient avec fureur.
Des blocs congelés se détachaient par larges bandes, se dressaient, retombaient avec un épouvantable fracas. Ce qui était curieux à constater, c'est que la température, la veille à 9 degrés au-dessous de zéro, était remontée à 7 degrés et amenait le vent et la pluie. L'eau ?jisclait? à travers toutes les fissures de la glace, et quand le jour parut, lorsqu'il nous fut possible de nous rendre compte de la situation, le spectacle nous parut à la fois redoutable et grandiose. La masse des eaux était violemment agitée; les glaces, brisées en millions de blocs, flottaient sur le courant liquide; et l'homme le plus hardi ne se f?t certes pas risqué sur ces morceaux ballottés par les vagues.
A grands coups de hache, les troncs d'arbres, qui avaient préservé l'embarcation contre la congélation, se détachèrent et s'en allèrent à vau-l'eau; et bient?t notre embarcation se retrouva à flot et put se mettre en mouvement.
Tout à coup un horrible craquement nous fit tressaillir: la digue, formée en amont par la glace, céda et le courant du Mississipi reprit son cours ordinaire. En moins de quatre heures, la débacle avait été complète.
Le soir même, nous étions en route, emportés par notre embarcation que le Canadien avait grand'peine à diriger. Nous avan?ames ainsi pendant toute la nuit, éclairés par un admirable clair de lune qui nous permettait de nous diriger à travers les méandres du fleuve débordé.
Un matin, tandis que mon batelier dormait pour prendre quelque repos, un choc épouvantable me renversa au fond de l'embarcation qui venait de toucher sur un chicot[1]. Le Canadien se releva d'un bond et vint se placer près de moi.
[Note 1: Un ?chicot? est une épave formée d'un tronc d'arbre (terme américain).]
--Qu'est-ce? me demanda-t-il.
--Ma foi, je l'ignore! L'essentiel, c'est qu'une voie d'eau ne se déclare pas, car nous sommes en plein fleuve et il n'y aurait pas moyen de nous tirer d'affaire.
Le bateau était devenu immobile: nous n'avancions plus. Il était enchevêtré dans les racines d'un de ces arbres géants qui voyagent la tête en bas dans le ?père des eaux.?
Notre matinée et la plus grande partie de l'après-midi se passèrent à renouveler de vains efforts pour dégager notre demeure flottante. Il était dangereux de passer ainsi la nuit qui allait venir au milieu des glaces flottantes. Il fallait atterrir co?te que co?te.
Il était cinq heures du soir, l'obscurité se faisait et je demandai à mon batelier quel était son avis.
--Etes-vous bon nageur? me dit-il.
--Ma foi! je ne suis pas de première force, mais je pourrai aller pendant un mille, à moins que le froid ne me saisisse.
--Il n'y a pas à hésiter. Il faut nous diriger vers la rive gauche du fleuve. Nous allons accrocher au passage une bille de bois semblable à celle que vous voyez flotter ?à et là. Vous en prendrez une, moi l'autre, et nous voyagerons vers la terre ferme. J'aper?ois là-bas un village: nous irons nous y réchauffer et faire sécher nos habits. Buvons un bon verre d'eau-de-vie, et en route!
Ce qui fut dit fut fait. Dès que nous nous f?mes procuré une bille de bois, nous nous ?affalames? dans le Mississipi, en nous recommandant à la Providence.
La première impulsion fut terrible: le froid me gla?ait jusqu'à la moelle des os; mais peu à peu, grace à la bonne gorgée de brandy que j'avais avalée, la chaleur animale revint, et je regardai à droite et à gauche où avait passé mon Canadien. Il avait disparu. Je le hélai. Il ne répondit pas.
Mon anxiété était fort grande. Je m'aper?us que ma pile de bois s'en allait à la dérive et je me mis à cheval sur ce tronc d'arbre, ce qui n'empêchait pas que j'avais de l'eau jusqu'à la ceinture. Le poids de mon corps, placé à l'extrémité de l'arbre-épave, le faisait pencher en bas, et je me disposais à m'avancer vers le milieu lorsque je vis, d'une fa?on vague, une forme mouvante à l'autre bout. Etait-ce mon batelier? Je l'appelai, il ne me répondit pas. Peu à peu mes yeux se firent à l'obscurité, et je compris que j'avais une bête pour compagnon de navigation fluviale.
Une éclaircie de lune me fit voir un double éclat fulgurant, celui des yeux de la bête. C'était une panthère de très-forte taille qui me faisait vis-à-vis. Je n'osais faire le moindre mouvement, dans la crainte d'exciter la colère de cette ?vermine.? Quoique armé de mon bowie-knife, ce grand coutelas, dont se servent tous les Américains trappeurs ou pionniers, je me sentais disposé à ne rien dire, à ne rien faire tant qu'on ne m'attaquerait pas.
Nous voguames ainsi pendant une heure interminable, sans,
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