Nouveaux contes bleus | Page 8

Edouard Laboulaye
petit homme et sa proie. Cette aubaine, tombée des nues, sentait le vol d'une demi-lieue. Mais, quand la faim parle, adieu les scrupules! Légitime ou non, le mouton fut dévoré à belles dents.
Dès ce jour, l'abondance régna dans la demeure du paysan. Les moutons succédaient aux moutons, et le bonhomme, plus crédule que jamais, se demandait s'il n'avait pas gagné au change, quand, au lieu des cent vaches qu'il attendait, le ciel lui avait envoyé un pourvoyeur aussi habile que le petit homme gris.
Toute médaille a son revers. Tandis que les moutons se multipliaient dans la maison du vieillard, ils diminuaient à vue d'oeil dans le troupeau royal, qui paissait aux environs. Le ma?tre berger, fort inquiet, prévint le roi que, depuis quelque temps, quoiqu'on redoublat de surveillance, les plus belles têtes du troupeau disparaissaient l'une après l'autre. Assurément quelque habile voleur était venu se loger dans le voisinage. Il ne fallut pas longtemps pour savoir qu'il y avait dans la cabanne du paysan un nouveau venu, tombé on ne sait d'où et que personne ne connaissait. Le roi ordonna aussit?t qu'on lui amenat l'étranger. Le petit homme gris partit sans sourciller; mais le paysan et sa femme commencèrent à sentir quelques remords en songeant qu'on pendait à la même potence les receleurs et les voleurs.
Quand le petit homme gris parut à la cour, le roi lui demanda si par hasard il n'avait pas entendu dire qu'on avait volé cinq gros moutons au troupeau royal.
--Oui, Majesté, répondit le petit homme, c'est moi qui les ai pris.
--Et de quel droit? dit le prince.
--Majesté, répondit le petit homme, je les ai pris parce qu'un vieillard et sa femme souffraient de la faim, tandis que vous, roi, vous nagez dans l'abondance et ne pouvez même pas consommer la d?me de vos revenus. Il m'a semblé juste que ces bonnes gens vécussent de votre superflu plut?t que de mourir de misère, tandis que vous ne savez que faire de votre richesse.
Le roi resta stupéfait de tant de hardiesse; puis, regardant le petit homme d'une fa?on qui n'annon?ait rien de bon:
--A ce que je vois, lui dit-il, ton principal talent, c'est le vol.
Le petit homme s'inclina avec une orgueilleuse modestie.
--Fort bien, dit le roi. Tu mériterais d'être pendu, mais je te pardonne, à la condition que demain, à pareille heure, tu auras pris à mes patres mon taureau noir, que je leur fais soigneusement garder.
--Majesté, répondit le petit homme gris, ce que vous me demandez est chose impossible. Comment voulez-vous que je trompe une pareille vigilance?
--Si tu ne le fais, reprit le roi, tu seras pendu.
Et, d'un signe de main, il congédia notre voleur, à qui chacun répétait tout bas: Pendu! pendu! pendu!
Le petit homme gris retourna dans la cabane, où il fut tendrement re?u par le vieillard et sa femme. Mais il ne leur dit rien, sinon qu'il avait besoin d'une corde et qu'il partirait le lendemain au point du jour. On lui donna l'ancien licou de la vache; sur quoi il alla se coucher et dormit en paix.
Aux premières lueurs de l'aurore, le petit homme gris partit avec sa corde. Il alla dans la forêt, sur le chemin où devaient passer les patres du roi, et, choisissant un gros chêne bien en vue, il se pendit par le cou à la plus grosse branche. Il avait eu grand soin de ne pas faire un noeud coulant.
Bient?t après, deux patres arrivèrent, escortant le taureau noir.
--Ah! dit l'un d'eux, voilà notre fripon qui a re?u sa récompense. Cette fois, du moins, il n'a pas volé son licou. Adieu, mon dr?le, ce n'est pas toi qui prendras le taureau du roi.
Dès que les patres furent hors de vue, le petit homme gris descendit de l'arbre, prit un chemin de traverse et s'accrocha de nouveau à un gros chêne près duquel passait la route. Qui fut surpris à l'aspect de ce pendu? ce furent les patres du roi.
--Qu'est-ce là? dit l'un d'eux; ai-je la berlue? Voilà le pendu de là-bas qui se trouve ici!
--Que tu es bête! dit l'autre. Comment veux-tu qu'un homme soit pendu en deux places à la fois? C'est un second voleur, voilà tout.
--Je te dis que c'est le même, reprit le premier berger; je le reconnais à son habit et à sa grimace.
--Et moi, reprit le second, qui était un esprit fort, je te parie que c'en est un autre.
La gageure acceptée, les deux patres attachèrent le taureau du roi à un arbre et coururent au premier chêne. Mais, tandis qu'ils couraient, le petit homme gris sauta à bas de son gibet et mena tout doucement le taureau chez le paysan. Grande joie dans la maison; on mit la bête à l'étable en attendant qu'on la vend?t.
Quand les deux patres rentrèrent, le soir, au chateau, ils avaient l'oreille si basse et l'air si
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