Nouveaux contes bleus | Page 7

Edouard Laboulaye
souvent répétées, entrèrent dans la tête du paysan et y brouillèrent le peu qu'il avait de cervelle. A peine rentré chez lui, il se mit à couper les arbres de son jardin, à creuser le sol, à charrier des pierres et du bois, comme s'il allait construire un palais.
--Que fais-tu là, mon pauvre homme? lui demanda sa femme.
--Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel; nous sommes riches, ma chère femme, ou du moins nous allons l'être. Dans quinze jours je vais donner ma vache...
--Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim!
--Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends rien au latin de M. le curé. En donnant notre vache, nous en recevrons cent comme récompense; M. le curé l'a dit, c'est parole d'évangile. Je logerai cinquante bêtes dans cette étable que je construis, et, avec le prix des cinquante autres, j'achèterai assez de pré pour nourrir notre troupeau en été comme en hiver. Nous serons plus riches que le roi.
Et, sans s'inquiéter des prières ni des reproches de sa femme, notre ma?tre fou se mit à batir son étable, au grand étonnement des voisins.
L'oeuvre achevée, le bonhomme passa une corde au cou de sa vache et la mena tout droit chez le curé. Il le trouva qui causait avec deux étrangers qu'il ne regarda guère, tant il était pressé de faire son cadeau et d'en recevoir le prix. Qui fut étonné de cette charité de nouvelle espèce, ce fut le pasteur. Il fit un long discours à cette brebis imbécile, pour lui démontrer que Notre-Seigneur n'avait jamais parlé que de récompenses spirituelles; peine perdue, le paysan répétait toujours: ?Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous l'avez dit.? Las enfin de raisonner avec une brute pareille, le pasteur entra dans une sainte colère et ferma sa porte au nez du paysan, qui resta dans la rue tout ébahi, répétant toujours: ?Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous l'avez dit.?
Il fallut reprendre le chemin du logis; ce n'était pas chose facile. On était au printemps, la glace fondait, le vent soulevait la neige en tourbillons. A chaque pas l'homme glissait, la vache beuglait et refusait d'avancer. Au bout d'une heure, le paysan avait perdu son chemin et craignait de perdre la vie. Il s'arrêta tout perplexe, maudissant sa mauvaise fortune et ne sachant plus que faire de l'animal qu'il tra?nait. Tandis qu'il songeait tristement, un homme chargé d'un grand sac s'approcha de lui et lui demanda ce qu'il faisait là avec sa vache, et par un si mauvais temps.
Quand le paysan lui eut raconté sa peine: ?Mon brave homme, lui dit l'étranger, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de faire un échange avec moi. Je demeure près d'ici; cédez-moi votre vache que vous ne ramènerez jamais chez vous, et prenez-moi ce sac; il n'est pas trop lourd, et tout ce qu'il contient est bon: c'est de la chair et des os.?
Le marché fait, l'étranger emmena la vache avec lui; le paysan chargea sur son dos le sac, qu'il trouva terriblement pesant. Une fois rentré au logis, comme il craignait les reproches et les railleries de sa femme, il conta tout au long les dangers qu'il avait courus, et comment, en homme habile, il avait échangé une vache qui allait mourir contre un sac qui contenait des trésors. En écoutant cette belle histoire, la femme commen?a à montrer les dents; le mari la pria de garder pour elle sa mauvaise humeur, et de mettre dans l'atre son plus grand pot-au-feu.--Tu verras ce que je t'apporte, lui répétait-il; attends un peu, tu me remercieras.
Disant cela, il ouvrit le sac; et voilà que de cette profondeur sort un petit homme tout habillé de gris comme une souris.
--Bonjour, braves gens, dit-il avec la fierté d'un prince! Ah ?a, j'espère qu'au lieu de me faire bouillir vous allez me servir à manger. Cette petite course m'a donné un grand appétit.
Le paysan tomba sur son escabeau, comme s'il était foudroyé.
--Là, dit la femme, j'en étais s?re. Voici une nouvelle folie. Mais d'un mari que peut-on attendre sinon quelque sottise? Monsieur nous a perdu la vache qui nous faisait vivre, et maintenant que nous n'avons plus rien, monsieur nous apporte une bouche de plus à nourrir! Que n'es-tu resté sous la neige, toi, ton sac et ton trésor!
La bonne dame parlerait encore, si le petit homme gris ne lui avait remontré par trois fois que les grands mots n'emplissent pas la marmite, et que le plus sage était d'aller en chasse et de chercher quelque gibier.
Il sortit aussit?t, malgré la nuit, le vent et la neige, et revint au bout de quelque temps avec un gros mouton.
--Tenez, dit-il, tuez-moi cette bête, et ne nous laissons pas mourir de faim.
Le vieillard et sa femme regardèrent de travers le
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