Nouveaux Contes à Ninon | Page 6

Emile Zola
madame de M... Adeline a juré qu'elle le délogerait. Elle a bravement défait ses malles, et elle a repris ses courses, ses fouilles éternelles. Octave, pendant huit jours, l'a tranquillement regardée de sa fenêtre, en fumant des cigares. Le soir, plus de paroles aigu?s, plus de guerre sourde. Il était d'une telle politesse, qu'elle a fini par le trouver assommant, et qu'elle ne s'est plus occupée de lui. Lui, fumait toujours; elle, battait le parc et prenait ses bains.
C'était vers minuit qu'elle descendait à la nappe d'eau, quand tout le monde dormait. Elle s'assurait surtout si le comte Octave avait bien soufflé sa bougie. Alors, à petits pas, elle s'en allait, comme à un rendez-vous d'amour, avec des désirs tout sensuels pour l'eau froide. Elle avait un petit frisson de peur exquis, depuis qu'elle savait un homme au Chateau. S'il ouvrait une fenêtre, s'il apercevait un coin de son épaule à travers les feuilles! Rien que cette pensée la faisait grelotter, quand elle sortait ruisselante de la nappe, et qu'un rayon de lune blanchissait sa nudité de statue.
Une nuit, elle descendit vers onze heures. Le Chateau dormait depuis deux grandes heures. Cette nuit-là, elle se sentait des hardiesses particulières. Elle avait écouté à la porte du comte, et elle croyait l'avoir entendu ronfler. Fi! un homme qui ronfle! Cela lui avait donné un grand mépris pour les hommes, un grand désir des caresses fra?ches de l'eau, dont le sommeil est si doux. Elle s'attarda sous les arbres, prenant plaisir à détacher ses vêtements un à un. Il faisait très-sombre, la lune se levait à peine; et le corps blanc de la chère enfant ne mettait sur la rive qu'une blancheur vague de jeune bouleau. Des souffles chauds venaient du ciel, qui passaient sur ses épaules avec des baisers tièdes. Elle était très à l'aise, un peu languissante, un peu étouffée par la chaleur, mais pleine d'une nonchalance heureuse qui lui faisait, sur le bord, tater la source du pied.
Cependant, la lune tournait, éclairait déjà un coin de la nappe. Alors, Adeline, épouvantée, aper?ut sur cette nappe une tête qui la regardait, dans ce coin éclairé. Elle se laissa glisser, se mit de l'eau jusqu'au menton, croisa les bras comme pour ramener sur sa poitrine tous les voiles tremblants du bassin, et demanda d'une voix frémissante:
--Qui est là?... Que faites-vous là?
--C'est moi, madame, répondit tranquillement le comte Octave.... N'ayez pas peur, je prends un bain.

IV
Il se fit un silence formidable. Il n'y avait plus, sur la nappe d'eau, que les ondulations qui s'élargissaient lentement autour des épaules d'Adeline et qui allaient mourir sur la poitrine du comte, avec un clapotement léger. Celui-ci, tranquillement, leva les bras, fit le geste de prendre une branche de saule pour sortir de l'eau.
--Restez, je vous l'ordonne, cria Adeline d'une voix terrifiée.... Rentrez dans l'eau, rentrez dans l'eau bien vite!
--Mais, madame, répondit-il en rentrant dans l'eau jusqu'au cou, c'est qu'il y a plus d'une heure que je suis là.
--?a ne fait rien, monsieur, je ne veux pas que vous sortiez, vous comprenez.... Nous attendrons.
Elle perdait la tête, la pauvre baronne. Elle parlait d'attendre, sans trop savoir, l'imagination détraquée par les éventualités terribles qui la mena?aient. Octave eut un sourire.
--Mais, hasarda-t-il, il me semble qu'en tournant le dos....
--Non, non, monsieur! Vous ne voyez donc pas la lune!
Il était de fait que la lune avait marché et qu'elle éclairait en plein le bassin. C'était une lune superbe. Le bassin luisait, pareil à un miroir d'argent, au milieu du noir des feuilles; les joncs, les nénufars des bords, faisaient sur l'eau des ombres finement dessinées, comme lavées au pinceau, avec de l'encre de Chine. Une pluie chaude d'étoiles tombait dans le bassin par l'étroite ouverture des feuillages. Le filet d'eau coulait derrière Adeline, d'une voix plus basse et comme moqueuse. Elle hasarda un coup d'oeil dans la grotte, elle vit l'Amour de platre qui lui souriait d'un air d'intelligence.
--La lune, certainement, murmura le comte, pourtant en tournant le dos...
--Non, non, mille fois non. Nous attendrons que la lune ne soit plus là.... Vous voyez, elle marche. Quand elle aura atteint cet arbre, nous serons dans l'ombre....
--C'est qu'il y en a pour une bonne heure, avant qu'elle soit derrière cet arbre!
--Oh! trois quarts d'heure au plus.... ?a ne fait rien. Nous attendrons.... Quand la lune sera derrière l'arbre, vous pourrez vous en aller.
Le comte voulut protester; mais, comme il faisait des gestes en parlant, et qu'il se découvrait jusqu'à la ceinture, elle poussa de petits cris de détresse si aigus, qu'il dut, par politesse, rentrer dans le bassin jusqu'au menton. Il eut la délicatesse de ne plus remuer. Alors, ils restèrent tous les deux là, en tête-à-tête, on peut le dire. Les deux têtes, cette adorable tête blonde de la baronne, avec les grands yeux que tu sais, et cette
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