Nouveaux Contes à Ninon | Page 5

Emile Zola
un bassin naturel, au fond de sable, dans lequel les grands arbres se regardent; le trou bleu du ciel fait une tache bleue au centre du bassin. Des joncs ont grandi, des nénufars ont élargi leurs feuilles rondes. On n'entend, dans le jour verdatre de ce puits de verdure, qui semble s'ouvrir en haut et en bas sur le lac du grand air, que la chanson de l'eau, tombant éternellement, d'un air de lassitude douce. De longues mouches d'eau patinent dans un coin. Un pinson vient boire, avec des mines délicates, craignant de se mouiller les pattes. Un frisson brusque des feuilles donne à la mare une pamoison de vierge dont les paupières battent. Et, du noir de la grotte, l'Amour de platre commande le silence, le repos, toutes les discrétions des eaux et des bois, à ce coin voluptueux de nature.

II
Lorsque Adeline accorde une quinzaine à sa tante, ce pays de loups s'humanise. Il faut élargir les allées pour que les jupes d'Adeline puissent passer. Elle est venue, cette saison, avec trente-deux malles, qu'on a d? porter à bras, parce que le camion du chemin de fer n'a jamais osé s'engager dans les arbres. Il y serait resté, je te le jure.
D'ailleurs, Adeline est une sauvage, comme tu sais. Elle est fêlée, là, entre nous. Au couvent, elle avait des imaginations vraiment dr?les. Je la soup?onne de venir au Chateau de la Belle-au-Bois-dormant pour y dépenser, loin des curieux, son appétit d'extravagances. La tante reste dans son fauteuil, le Chateau appartient à la chère enfant qui doit y rêver les plus étonnantes fantaisies. Cela la soulage. Quand elle sort de ce trou, elle est sage pour une année.
Pendant quinze jours, elle est la fée, l'ame des verdures. On la voit en toilette de gala, promener des dentelles blanches et des noeuds de soie au milieu des broussailles. On m'a même assuré l'avoir rencontrée en marquise Pompadour, avec de la poudre et des mouches, assise sur l'herbe, dans le coin le plus désert du parc. D'autres fois, on a aper?u un petit jeune homme blond qui suivait doucement les allées. Moi, j'ai une peur affreuse que le petit jeune homme ne soit cette chère toquée.
Je sais qu'elle fouille le Chateau des caves aux greniers. Elle furète dans les encoignures les plus noires, sonde les murs de ses petits poings, flaire de son nez rosé toute cette poussière du passé. On la trouve sur des échelles, perdue au fond des grandes armoires, l'oreille tendue aux fenêtres, rêveuse devant les cheminées, avec l'envie évidente de monter dedans et de regarder. Puis, comme elle ne trouve sans doute pas ce qu'elle cherche, elle court le parterre aux grands coquelicots, les sentiers noirs d'ombre, les clairières blanches de soleil. Elle cherche toujours, le nez au vent, saisissant le lointain et vague parfum d'une fleur de tendresse qu'elle ne peut cueillir.
Positivement, je te l'ai dit, Ninon, le vieux Chateau sent l'amour, au milieu de ses arbres farouches. Il y a eu une fille enfermée là dedans, et les murs ont conservé l'odeur de celte tendresse, comme les vieux coffrets où l'on a serré des bouquets de violettes. C'est cette odeur-là, je le jurerais, qui monte à la tête d'Adeline et qui la grise. Puis, quand elle a bu ce parfum de vieil amour, quand elle est grise, elle partirait sur un rayon de lune visiter le pays des contes, elle se laisserait baiser au front par tous les chevaliers de passage qui voudraient bien l'éveiller de son rêve de cent ans.
Des langueurs la prennent, elle porte des petits bancs dans le bois pour s'asseoir. Mais, par les jours de grandes chaleurs, son soulagement est d'aller se baigner, la nuit, dans le bassin, sous les hauts feuillages. C'est là sa retraite. Elle est la fille de la source. Les joncs ont des tendresses pour elle. L'Amour de platre lui sourit, quand elle laisse tomber ses jupes et qu'elle entre dans l'eau, avec la tranquillité de Diane confiante dans la solitude. Elle n'a que les nénufars pour ceinture, sachant que les poissons eux-mêmes dorment d'un sommeil discret. Elle nage doucement, ses épaules blanches hors de l'eau, et l'on dirait un cygne gonflant les ailes, filant sans bruit. La fra?cheur calme ses anxiétés. Elle serait parfaitement tranquille, sans l'Amour manchot qui lui sourit.
Une nuit, elle est allée au fond de la grotte, malgré la peur horrible de cette ombre humide; elle s'est dressée sur la pointe des pieds, mettant l'oreille aux lèvres de l'Amour, pour savoir s'il ne lui dirait rien.

III
Ce qu'il y a d'affreux, cette saison, c'est que la pauvre Adeline, en arrivant au Chateau, a trouvé, installé dans la plus belle chambre, le comte Octave de R..., ce grand jeune homme, son ennemi mortel. Il para?t qu'il est quelque peu le petit cousin de la vieille
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