mais certainement plus
confortable que la paillasse de Favier, et alla chercher dans un buffet un
flacon rempli d’une liqueur jaunâtre dont elle fit glisser quelques
gouttes entre les dents serrées de la mignonne.
Cela fait, elle retira du bahut un paquet de toile coupée en bandes et un
petit pot d’onguent dont elle enduisait le front troué qu’elle entoura
ensuite d’un linge blanc.
L’enfant sembla ressentir aussitôt un inexprimable soulagement; ses
grands yeux noirs s’ouvrirent languissamment et rencontrèrent le
visage laid mais bon de la vieille solitaire.
"Ne dis rien, mignonne, repose-toi, ce ne sera rien."
Mais au lieu d’obéir, la fillette murmura faiblement:
"— Qui êtes-vous?
"— Une amie.
"— Qu’est-ce que c’est, une amie? fit la Moucheronne étonnée.
"— Quelqu’un qui t’aime et qui te veut du bien.
"— Quelqu’un qui m’aime? reprit l’enfant avec un sourire amer sur ses
petites lèvres décolorées; il n’y a que Nounou."
Et, à ce souvenir, prise d’un vague effroi, elle souleva sa tête endolorie.
"Nounou! Nounou! Où est-elle?"
A ce cri la louve bondit et vint poser son museau noir et pointu sur le
bord de la couverture en regardant son ex- nourrissonne avec ses bons
yeux d’animal fidèle.
"— Paix, Nounou! laisse-la en repos. Tu vois bien, petite, ajouta
Manon en s’adressant à la malade, tu vois bien qu’elle n’est pas loin, ta
Nounou.
"Quand on pense, ajouta-t-elle comme se parlant à elle-même, quand
on pense que tous les petits ont un père, une mère ou un parent pour les
dorloter ou les soigner, et que ce pauvre oiseau du bon Dieu n’a qu’une
louve pour la protéger! Car je ne compte pas Rose, la pauvre idiote du
village que Favier prend à la journée pour donner les soins essentiels à
l’enfant et faire le gros du ménage. Ca fait peine, oui ça fait peine, et si
ce n’était que tout ce qui vient de là-haut est bien fait, on se
demanderait ce que celle-ci est venue faire dans la vie."
Pendant ce soliloque de la vieille femme, la fillette la regardait
curieusement; en fait d’êtres humains elle n’avait jamais vu que Favier
et Rose l’idiote, car nulle autre créature qu’eux, la Moucheronne et la
louve, ne franchissait le seuil du pauvre logis caché dans la forêt, et la
Moucheronne ne s’en éloignait jamais; Favier avec ses rapines et
Nounou avec sa chasse approvisionnaient seuls le garde- manger; Rose
apportait le pain du village et préparait grossièrement les repas. Depuis
qu’elle se sentait vivre, la fillette ne connaissait d’autres figures que la
face bestiale du colosse, celle aussi méchante et plus bestiale encore de
Rose, et le museau intelligent de la louve.
Quant à la sienne propre, elle l’avait à peine entrevue, fuyante,
insaisissable, dans le cristal du ruisseau, lorsqu’une absence plus
longue de Favier ou un de ses sommeils d‘ivresse permettait à la
pauvrette de jouer un instant sous bois.
Aussi sa surprise fut-elle grande en apercevant une femme très vieille,
cassée, au menton branlant, à laquelle elle trouva une vague
ressemblance avec Nounou; et encore Nounou ne parlait pas, elle, mais
la Moucheronne la comprenait, tandis que la femme parlait le même
langage que ce méchant Favier et que Rose l’idiote.
"— Ecoute, lui dit Manon en caressant de ses mains ridées les petites
mains brunes de l’enfant, c’est Favier qui t’a fait du mal, n’est-ce pas?
"— Favier?
"— Oui, l’homme chez qui tu vis.
"— C’est lui, répondit la fillette avec une sorte de résignation farouche;
il m’en fait toujours, du mal.
"— Toujours?
"— Oui, chaque jour il me frappe, excepté une fois, parce qu’il n’était
pas rentré.
"— Et tu supportes cela?"
L’enfant la regarda, si étonnée, que Manon vit qu’elle ne comprenait
pas sa question. En effet, comment un pauvre être chétif et misérable
comme cette enfant de sept ans, pouvait-il résister à une brute sauvage
comme Favier?
"— Pourquoi restes-tu chez lui? reprit la vieille femme.
"— Il le faut bien puisque je lui appartiens, répondit la Moucheronne,
toujours avec cette passivité fatale de l’impuissance.
"— Il ne t’a pas dit qu’il était ton père, au moins? s’écria Manon.
"— Un père, qu’est-ce que c’est?
"— Un père est, comme la mère, un défenseur que donne la nature ou
plutôt Dieu qui vous crée; c’est celui qui, après ce Créateur, vous donne
la vie, le bien-être, vous protège, vous nourrit, vous aime.
"— Le père, la mère? fit l’enfant songeuse, c’est tout cela? Alors c’est
Nounou."
Et sa petite main maigre toucha instinctivement la grosse tête de la
louve.
"— C’est plus que Nounou encore, reprit Manon, parce que Nounou
n’est qu’une bête et que le père est un homme, la mère une femme, un
être comme toi, non seulement fait de chair et d’os mais possédant
encore un âme, une intelligence et la
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