rentrait, traînant après elle le fruit de sa
chasse ou de sa maraude: une grosse lapine déjà morte et un mouton à
demi égorgé.
Mais avant d’arriver à la cabane de Favier, elle huma l’air, poussa un
sourd grondement, et, lâchant sa proie qui retomba sur le sol, elle se
précipita dans le logis ouvert.
L’enfant y était toujours privée de sentiment. L’animal gémit
douloureusement, s’approcha d’elle et lécha la plaie de son front.
Alors la Moucheronne ouvrit les yeux, de grands yeux pleins
d’angoisse et de terreur, mais, apercevant la bête qui lui prodiguait les
caresses et les soins, elle murmura faiblement :
"Nounou!" Puis, sans se soucier du sang qui coulait sur son visage, elle
passa ses petits bras autour du cou de la louve et pleura amèrement.
"Nounou, pauvre Nounou, répétait-elle, nous sommes bien
malheureuses, du moins, pas toi, car il n’ose pas te battre, tu saurais te
défendre; mais moi, dès que tu n’es plus là, je suis rouée de coups, et
maintenant j’ai bien mal là... et là; fit-elle en portant la main à sa
poitrine et à son front."
La louve continuait à lécher tendrement l’enfant qu’elle aimait et
qu’elle avait nourrie de son lait, paraissant écouter ces paroles naïves,
et comme si elle les eût comprises et qu’elle eût pris une résolution
soudaine, elle se leva et, s’arc-boutant sur ses quatre jambes, sembla
attendre quelque chose.
Sans doute que la Moucheronne devina sa pensée, car elle se leva à son
tour, mais avec peine, sa faiblesse étant extrême, et elle s’installa
commodément sur le dos de l’intelligent animal.
Nounou qui était robuste et qui avait sans doute porté souvent l’enfant
de cette manière, se mit en marche aussitôt pour traverser la forêt,
allant doucement, car la petite blessée ne se soutenait qu’avec peine; la
brave bête s’arrêta un instant près du ruisseau et la pauvrette put y
étancher sa soif ardente.
Après trois quarts d’heure de marche, environ, on put apercevoir le toit
rustique d’une cabane semblable à celle de Favier; lorsqu’elle y fut
arrivée, la louve gratta à la porte qui s’ouvrit aussitôt.
Il était temps car la petite fille ne pouvait plus se tenir, même couchée
sur le dos de la bête, et sa tête vacillait de gauche à droite et de droite à
gauche comme si elle eût été près de défaillir de nouveau.
Celle qui parut alors sur le seuil du logis était une femme très vieille
appuyée sur un bâton; son front était couvert d’un bonnet de laine noire
sans ornements, sa robe était pauvre et usée mais propre; ses pieds
chaussés de sabots; son nez touchait presque son menton; mais quoique
son visage, traversé de mille rides entrecroisées, lui fit donner au moins
quatre-vingts ans, ses yeux étaient vifs et perçants.
"— Quoi? C’est Nounou! fit-elle sans paraître s’étonner de voir à sa
porte cette bête de taille gigantesque; et voilà une gentille enfant,
ajouta-t-elle en avançant ses mains tremblantes vers la fillette. Mais,
Dieu me pardonne, elle est malade, elle est blessée même."
Et avec une vigueur qu’on n’aurait pas dû attendre de ce vieux corps
recroquevillé, elle porta presque la petite fille qui n’avait plus
conscience de rien, et, suivie de la louve, elle entra avec elle dans la
cabane.
Là elle s’assit sur un escabeau et examina le front de la blessée.
"Une chute, murmura-t-elle, et encore, que sait-on? C’est la
Moucheronne, la petite à Favier; déjà si grande?... Est-il possible qu’il
y ait huit ans que le braconnier m’a apporté la lettre... cette fameuse
lettre que je n’ai pas pu lire parce que je ne lis que le français et qu’elle
était écrite dans une langue inconnue; l’anglais peut-être. Quel
dommage! je saurais au moins ce qu’est l’enfant et s’il n’y aurait pas
moyen de la retirer à cet homme. Car, il n’y a pas à dire, ce Favier
n’élève pas la petite sur des roses, je le connais... Qui sait si cette plaie
béante n’est pas due à la brutalité du braconnier. Voyons si elle ne
serait pas blessée ailleurs."
La vieille femme dégrafa le corsage ou plutôt le haillon qui servait de
robe à la fillette, et découvrit un petit buste ravissant, taillé
merveilleusement comme dans un morceau d’ivoire, mais sur la peau
aux reflets bronzés se voyait çà et là la trace d’une meurtrissure,
marques bleues provenant de coups anciens ou nouveaux; et enfin sur
la poitrine l’empreinte rouge d’un talon de botte demeurait toute fraîche
imprimée.
"Oh! le brutal, le monstre! murmura la vieille femme indignée."
Et des larmes montèrent à ses vieux yeux qui avaient pourtant
beaucoup pleuré déjà, car c’est toujours chose infiniment triste qu’un
être faible et sans défense soit maltraité et rudoyé par un autre être
robuste et dominateur.
Manon déposa la fillette sur un lit maigre,
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