Nounou | Page 4

Roger Dombre

l’ivrogne vautré sur la paille.
CHAPITRE III

LE COUP DE BOTTE.
"Nounou! ici Nounou! cria une voix rude."
L‘animal releva sa tête velue, coucha les oreilles en grondant et ne
bougea pas.
"Moucheronne! ici Moucheronne! ici tout de suite!"
Alors une petite masse confuse sortit de derrière la louve: c’était une
fillette brune et maigre, au teint hâlé, aux cheveux en broussailles dont
les boucles de jais retombaient jusque sur ses sourcils. Elle pouvait
avoir sept ans; son petit visage mince et bronzé exprimait une profonde
terreur.
Mais aussitôt la bête que l’homme appelait Nounou vint se placer à
côté d’elle et montra une rangée de dents aiguës et blanches, comme
pour défendre l’enfant.
"Toi, va-t’en, fit le braconnier en lui allongeant un coup de pied."
Docile, la louve recula en grondant toujours, mais sans s’éloigner de la
petite fille qui posa sa main maigre et fluette sur le poil rude de son
amie.
"Qu’as-tu fait hier? demanda l’homme."
L’enfant le regarda avec ses grands yeux noirs farouches.
"— Ce que vous m’avez ordonné, répondit-elle brièvement.
"— Et que t’avais-je ordonné? parleras-tu, tonnerre du diable! est-ce
que je vais me souvenir de cela, brute que tu es! rugit la colosse en
levant son énorme poing sur la frêle fillette."
Un nouveau grondement l’arrêta. Alors il ouvrit la porte de la cabane,
et, montrant le chemin à la louve:
"En chasse, toi, il n’y a rien à souper."

La louve obéit après avoir passé sa grande langue rose sur le petit bras
nu de l’enfant.
Alors celle-ci frémit en se voyant face à face avec l’homme qui la
meurtrissait de coups chaque jour, et privée de l’unique défenseur que
le ciel lui eût accordé.
Comme pour adoucir le misérable qui la regardait avec colère et mépris
elle s’empressa de dire:
"— J’ai lavé le linge, nettoyé la vaisselle, balayé la maison, recousu le
matelas, fait cuire la soupe, aidé Rose...
"— Et tu t’es amusée ensuite, naturellement, fainéante, propre à rien.
"— Je n’en ai pas eu le temps, murmura la petite fille.
"— Je ne te crois pas, tu n’ouvres la bouche que pour dire des
mensonges."
L’enfant redressa sa taille exiguë, et indignée:
"— Je ne mens jamais."
L’homme se retourna:
"— Te tairas-tu, tonnerre du diable! Je crois, ma parole, que ça se
permet de raisonner. Et que fais-tu là à me regarder avec tes grands
yeux idiots.
"— J’attends que vous me disiez ce que je dois faire.
"— Ce que tu dois faire? je te le dirai tout à l’heure; pour le moment
ôte-moi mes bottes; je suis fatigué et elles sont toutes mouillées. Allons,
tire."
Le colosse se laissa tomber sur l’unique chaise du logis, qui craqua
sous son poids, et l’air goguenard, la pipe aux dents et les bras croisés,
tendit ses deux jambes à "la Moucheronne."

La Moucheronne s’agenouilla sur le sol nu et se mit en devoir de tirer
les bottes; mais, quelques efforts qu’elle fît, elle ne put; ses petits doigts
n’avaient pas la vigueur nécessaire pour ce rude travail, ses ongles
s’éraflaient sur le cuir maculé de boue et ses bras menus s’épuisaient.
Elle y mettait pourtant toute la bonne volonté possible; la sueur
ruisselait sur sa figure, collant ses cheveux aux tempes, et ses dents
blanches s’enfonçaient dans sa lèvre rouge tandis que sa petite poitrine
haletait.
"— Je ne peux pas, murmura-t-elle timidement après quelques minutes
d’essais infructueux.
"— Ah! tu ne peux pas? Ote-moi mes bottes, dit tranquillement
l’homme sans enlever sa pipe de ses lèvres lippues."
La Moucheronne recommença, redoublant d’efforts, mais sans plus de
succès.
"— Je ne pourrai jamais! répéta-t-elle."
Pour toute réponse Favier, le colosse fort comme un taureau, lui lança
un tel coup de pied dans l’estomac que la petite fille alla rouler à l’autre
extrémité de la cabane; le sang lui sortait de la bouche et sa tête porta si
rudement contre le mur qu’à son front s’ouvrit une large fente. Elle
demeura évanouie.
L’homme poussa un juron énergique, se leva, éloigna le petit corps du
bout de sa botte, parce qu’il gênait son passage, et sortit sans refermer
la porte.
Au dehors, il faisait clair et gai; on était au printemps; le soleil piquait
de rayons d’or capricieux les ombrages touffus de la forêt; le ruisseau
babillait plus loin; la mousse fraîche recouvrait le sol; l’air était tiède et
parfumé; les oiseaux chantaient, les lièvres et les lapins s’ébattaient
joyeusement dans la clairière.
Pendant une heure une paix délicieuse, toute faite d’harmonies et de

parfums, enveloppa le bois; puis, tout se tut comme par enchantement;
les jolies bêtes effarouchées disparurent en un clin d’œil, les oiseaux se
cachèrent; sur le velours foncé des gazons un énorme animal marchait
sans bruit; une ombre gigantesque interceptait par places les rayons du
soleil; c’était la louve qui
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