Notre-Dame-dAmour | Page 8

Jean Aicard
petitette, puisqu'à peine aujourd'hui elle court sur seize ans et demi. Eh bien, j'y pensais déjà, je la guettais comme on guette un perdreau trop jeune qui sera juste au point, dès la chasse ouverte. Et tu peux m'en croire, de ruse ou de force, je l'aurai! J'en ferai, s'il faut, ma ma?tresse, pour qu'on la force à devenir ma femme. Je jure Dieu que ?a sera comme ?a.
--Alors, dépêche-toi, collègue. A la Saint-Rémy, perdreaux sont perdrix, il lui vient des ailes, à la belle! On ne la prendra pas sous un chapeau, pechère? Et tu vois que mes conseils ne sont pas toujours contre tes idées? Tu m'entends de reste....
--Et je te dis ?gramaci?, collègue.
Les deux complices se serrèrent la main.
--Je n'ai pas fini, dit Cabrol. Le meilleur conseil, je ne te l'ai pas donné encore. J'y viens. Et c'est pour que tu oublies que je t'ai fait, autrefois, manquer une belle affaire.... Eh bien, te rappelles-tu Sultan, de la manade du mas des Sirènes, Sultan, ce poulain du désert des Arabis, qui, de ton temps déjà, était la terreur des cavales?
--Je m'en souviens, dit Martégas, il avait alors quatre ans.
--Il en a donc sept aujourd'hui, et tu connais le proverbe sur les ages du cheval?
--Oui, oui: sept ans pour mon ami, dit l'Arabe, sept ans pour moi, sept ans pour mon ennemi.
--Sultan est donc en pleine vigueur, et beau comme un cheval de roi! Eh bien, il a tué, avant-hier, d'un fameux coup de pied, Sigalas, le gardian, qui voulait le prendre. Depuis un an, il a blessé, plus ou moins gravement, trois hommes. Avec ce Sigalas, ?a fait quatre!
--Eh bien? interrogea Martégas.
--Eh bien, il a blessé encore cette année, deux poulains et une cavale, il est méchant comme une gale, ce Sultan. Et le ma?tre a fait dire, hier, qu'à celui qui parviendrait à monter Sultan, il le donnerait en cadeau, il s'est décidé à ?a. Il veut se débarrasser du cheval, mais comme il l'aime au fond, il voudrait le donner à un ma?tre qui sache se faire obéir et qui le garde. Les gardians se plaignent tous les jours du cheval, disant qu'à chaque instant il détourne, ce cheval du diable, la manade des paturages où on veut qu'elle demeure. Il attaque même les taureaux, jouant à les mordre, à les battre, à se cabrer pour laisser retomber sur eux ses pieds, de tout son poids et, s'ils prétendent se facher, il leur casse, aussi bien, les jarrets d'une ruade.
...Eh bien, Martégas, vas-y. Prends le cheval... tu reverras ainsi la fille puisque tu es forcé de t'adresser au père.... Et quelque jour tu enlèveras Zanette sur ce Sultan devenu tien. Que dis-tu de l'affaire, hé?... je n'y vois qu'une chose contre, c'est que le père t'a fait chasser... il ne voudra peut-être pas que tu gagnes le cheval?...
--Il aura peur de moi: il voudra! fit Martégas; j'irai dès demain! Sur ce cheval-là, un jour, comme tu dis, foi de gardian, Cabrol, je lui enlèverai sa fille! on verra ?a!

V
LE SULTAN ET SON SéRAIL.
Zanette s'en allait à travers la plaine, vers Arles, à cheval, toute seule; ce n'était pas un dimanche, mais son père avait été pris d'un accès de mauvaise fièvre pendant qu'elle était seule avec lui à la maison, et vivement, sur son ordre, elle allait en Arles, chercher ?le remède?, la quinine, dont la provision était épuisée.
Les fièvres paludéennes deviennent de jour en jour plus rares dans cette Camargue assainie par les travaux de la culture qui change les marais en vignobles. La vigne s'accommode très bien de ce sable, de ce terrain d'alluvion du Rh?ne qui forme la Camargue. Et ainsi sainte Vigne terrasse aujourd'hui encore le monstre vert, le mal des paluns, comme autrefois sainte Marthe triompha de la Tarasque qu'elle parvint à encha?ner.
Le père de Zanette, le père Augias, avait pris les fièvres autrefois, dans sa jeunesse, et jamais n'avait pu s'en défaire. Depuis quelques années pourtant, il se croyait quitte et dormait tranquille, mais voilà que cette nuit même, tout à coup, il s'était mis à claquer des dents et à trembler de tout son corps. Il reconnut son mal et fut effrayé, tant il en avait gardé mauvais souvenir. Oh! les rêves, les rêves surtout, qui, à heure fixe, le prenaient dans la nuit, informes, compliqués, bizarres--et le tourmentaient comme des sorciers ou des démons!... ou bien, s'il était éveillé, l'angoisse subite, comme une montée de folie au cerveau! l'envahissement d'un trouble malin qui donne envie de fuir devant soi pour échapper on ne sait à quelle menace... mais la menace, l'ennemi, partout vous suivent, ils sont en vous.
--Cours seller ton cheval, petite, et va me chercher le remède en Arles. Le valet de ferme ne reviendra pas, cours vite, c'est du temps gagné pour moi....
Et si vite
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