Notre-Dame-dAmour | Page 9

Jean Aicard
elle était partie que, ce matin-là, elle n'avait pas rendu visite, dans sa chapelle, à Notre-Dame-d'Amour, à Notre-Dame l'abandonnée!
Zanette allait donc, jolie, sur son cheval blanc qui la portait sans peine, si légère, si mignonne! Elle allait, un peu attristée au départ, mais sans beaucoup d'inquiétude, car on sait le combattre, le mal des paluns. Ceux qui l'ont d'ailleurs l'acceptent et peuvent vivre vieux malgré tout.
A peine en route, la ga?té de la lumière, du mouvement, la prit, et elle fut distraite des pensées noires par sa jeunesse et par les choses qui l'entouraient, par la danse des mouissales et des oestres, dont les ailes vibrantes l'accompagnaient d'une musique fine, qui semblait la voix même de la lumière.
Les mouissales par myriades et les oestres aussi s'attachaient à ses épaules, à ses bras, et couvraient la peau du cheval blanc qui en était tout noir et frissonnait pour les secouer. Et chaque fois que ces bestioles s'envolaient, Zanette voyait le beau sang du cheval couler des piq?res en fils de pourpre entre-croisés qui lui mettaient sur le flanc et sur la croupe comme une résille écarlate! Ces bêtes irritantes ne piquaient pas les mains actives de la petite, ni son visage d'où sa main les chassait sans cesse, mais le cheval inquiet bien qu'il y f?t habitué, se contenait mal, voulait à tout moment prendre le galop....
--Doucement, doucement, Griset! lui disait Zanette de sa fine voix.
Elle avait pris, pour aller plus vite, des ?raccourcis? qu'elle connaissait, piquant droit à travers la plaine, dans les saladelles violettes, dans les enganes, qui tigraient, de leurs touffes égales et grasses de soude, de grands espaces de sable gris. Le cheval de Zanette trottait ou galopait là-dedans, sans effleurer une seule tige d'herbe, levant avec précision ses sabots vierges de fer, de fa?on à retomber toujours dans le sable d'où il les retirait sans fatigue--ce que n'aurait pas su faire un cheval né en d'autres pays. Mais lui, c'était un pur camarguais; il était né au soleil, un matin, en plein marécage, au milieu de ces sables, de ces enganes, de ces roseaux, de ces siagnes. Tout cela le connaissait et il connaissait tout cela. Et joyeux de courir chez lui avec sa petite ma?tresse camarguaise comme lui, il s'ébrouait en balan?ant la tête, en fouettant ses flancs de sa queue tra?nante.
--Doucement, doucement, Griset! voici tes aigues... doucement.
Il les sentait depuis un moment, les aigues, ses belles amies, et, pointant vers elles ses oreilles, tendant sa queue un instant immobile et, faisant mine de s'arrêter, Griset, la gorge renflée, la tête un peu en arrière se mit à hennir fièrement.
C'était bien elles, les aigues du mas de la Sirène, et aussi les taureaux. Les aigues blanches et grises, le cou bas, cherchaient leur vie dans les menus roseaux qui craquaient sous leur pied et sous leurs dents. Elles relevèrent la tête et reconnurent le Griset qui, de temps en temps, leur était rendu, revenait libre parmi elles et dont elles se rappelaient peut-être les folles caresses et les morsures.... Puis, le voyant bridé, harnaché, monté, elles se remirent à brouter l'herbe saline, sans plus s'occuper de lui, comme si elles le méprisaient....
Les taureaux tous noirs, en ce moment étaient pour la plupart couchés; ils ruminaient, leurs jarrets repliés sous les poitrails larges, des fils de bave claire, irisée au soleil, pendant du coin de leur bouche jusqu'à terre. Ils tournèrent tous la tête du c?té de la voyageuse, mais lentement, sans peur ni menace, et comme sans la voir.... Leurs gros yeux fixes semblaient rêver; ils songeaient à d'autres paturages, regrettés peut-être, où on les ramènerait un jour, aux baignades dans le Rh?ne qu'il leur faut parfois passer à la nage, aux jeux du cirque, où quelquefois ils avaient été blessés.
Deux gardians, bien droits sur leur selle, la pique à l'étrier, surveillaient la manade, immobiles et rêvant aussi, comme leurs taureaux.
Zanette s'arrêta à regarder deux jolies vaches noires, fines et nerveuses, qui, debout, regardaient au loin tandis que leurs veaux les caressaient, cherchant la tétine, maladroits à la trouver, et la repoussant vingt fois du mufle avant de la saisir, pour jouer peut-être....
Tout à coup, Zanette vit les gardians s'élancer vers elle, au galop....
--Gardez-vous, demoiselle!
Ils avaient crié trop tard pour la prévenir du péril qui, sans qu'elle s'en doutat, la mena?ait.
Sultan, le fameux étalon syrien, indompté et peut-être indomptable, qui, à tout moment, mettait le désordre dans la manade, blessant chevaux, cavales, taureaux et même les hommes,--accourait tout à coup contre elle, derrière elle. étouffé dans le sable, le bruit de son galop, perdu dans le bruit du double galop des gardians, ne s'entendait pas. Elle regardait, sans comprendre, le mouvement des gardians. Et quand ils furent tout près d'elle:
--Zou! en avant! lui crièrent-ils.
D'un mouvement instinctif, elle enleva sur place Griset au galop; elle venait
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