avoir eu l'air de rien! On trépignait de
contentement, mais lui, tranquillement, s'en alla vers cette Zanette et lui
offrit la cocarde, puis retourna vers la tribune en traversant toute l'arène
comme s'il n'y avait pas eu de vache.... Et la vache, il faut le dire, le
laissa passer sans faire mine d'aller à lui, quoiqu'elle le regardât de
travers en faisant, du pied, des trous dans la terre....
--Sais-tu s'il y a longtemps qu'il connaît Zanette?
--Ça, je n'en sais rien, Martégas, mais méfie-toi, si tu veux Zanette
avant un autre.
--Si je la veux! cria Martégas en se levant.... Si je la veux!... il y a
longtemps que je la guette! Quand j'étais gardian au mas de la Sirène,
d'où son père m'a chassé (il me le paiera, tu peux croire!) elle, elle était
petitette, puisqu'à peine aujourd'hui elle court sur seize ans et demi. Eh
bien, j'y pensais déjà, je la guettais comme on guette un perdreau trop
jeune qui sera juste au point, dès la chasse ouverte. Et tu peux m'en
croire, de ruse ou de force, je l'aurai! J'en ferai, s'il faut, ma maîtresse,
pour qu'on la force à devenir ma femme. Je jure Dieu que ça sera
comme ça.
--Alors, dépêche-toi, collègue. A la Saint-Rémy, perdreaux sont perdrix,
il lui vient des ailes, à la belle! On ne la prendra pas sous un chapeau,
pechère? Et tu vois que mes conseils ne sont pas toujours contre tes
idées? Tu m'entends de reste....
--Et je te dis «gramaci», collègue.
Les deux complices se serrèrent la main.
--Je n'ai pas fini, dit Cabrol. Le meilleur conseil, je ne te l'ai pas donné
encore. J'y viens. Et c'est pour que tu oublies que je t'ai fait, autrefois,
manquer une belle affaire.... Eh bien, te rappelles-tu Sultan, de la
manade du mas des Sirènes, Sultan, ce poulain du désert des Arabis,
qui, de ton temps déjà, était la terreur des cavales?
--Je m'en souviens, dit Martégas, il avait alors quatre ans.
--Il en a donc sept aujourd'hui, et tu connais le proverbe sur les âges du
cheval?
--Oui, oui: sept ans pour mon ami, dit l'Arabe, sept ans pour moi, sept
ans pour mon ennemi.
--Sultan est donc en pleine vigueur, et beau comme un cheval de roi!
Eh bien, il a tué, avant-hier, d'un fameux coup de pied, Sigalas, le
gardian, qui voulait le prendre. Depuis un an, il a blessé, plus ou moins
gravement, trois hommes. Avec ce Sigalas, ça fait quatre!
--Eh bien? interrogea Martégas.
--Eh bien, il a blessé encore cette année, deux poulains et une cavale, il
est méchant comme une gale, ce Sultan. Et le maître a fait dire, hier,
qu'à celui qui parviendrait à monter Sultan, il le donnerait en cadeau, il
s'est décidé à ça. Il veut se débarrasser du cheval, mais comme il l'aime
au fond, il voudrait le donner à un maître qui sache se faire obéir et qui
le garde. Les gardians se plaignent tous les jours du cheval, disant qu'à
chaque instant il détourne, ce cheval du diable, la manade des pâturages
où on veut qu'elle demeure. Il attaque même les taureaux, jouant à les
mordre, à les battre, à se cabrer pour laisser retomber sur eux ses pieds,
de tout son poids et, s'ils prétendent se fâcher, il leur casse, aussi bien,
les jarrets d'une ruade.
...Eh bien, Martégas, vas-y. Prends le cheval... tu reverras ainsi la fille
puisque tu es forcé de t'adresser au père.... Et quelque jour tu enlèveras
Zanette sur ce Sultan devenu tien. Que dis-tu de l'affaire, hé?... je n'y
vois qu'une chose contre, c'est que le père t'a fait chasser... il ne voudra
peut-être pas que tu gagnes le cheval?...
--Il aura peur de moi: il voudra! fit Martégas; j'irai dès demain! Sur ce
cheval-là, un jour, comme tu dis, foi de gardian, Cabrol, je lui enlèverai
sa fille! on verra ça!
V
LE SULTAN ET SON SÉRAIL.
Zanette s'en allait à travers la plaine, vers Arles, à cheval, toute seule;
ce n'était pas un dimanche, mais son père avait été pris d'un accès de
mauvaise fièvre pendant qu'elle était seule avec lui à la maison, et
vivement, sur son ordre, elle allait en Arles, chercher «le remède», la
quinine, dont la provision était épuisée.
Les fièvres paludéennes deviennent de jour en jour plus rares dans cette
Camargue assainie par les travaux de la culture qui change les marais
en vignobles. La vigne s'accommode très bien de ce sable, de ce terrain
d'alluvion du Rhône qui forme la Camargue. Et ainsi sainte Vigne
terrasse aujourd'hui encore le monstre vert, le mal des paluns, comme
autrefois sainte Marthe triompha de la Tarasque qu'elle parvint à
enchaîner.
Le père de Zanette, le père Augias, avait pris les fièvres autrefois, dans
sa jeunesse, et
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