jamais n'avait pu s'en défaire. Depuis quelques années
pourtant, il se croyait quitte et dormait tranquille, mais voilà que cette
nuit même, tout à coup, il s'était mis à claquer des dents et à trembler
de tout son corps. Il reconnut son mal et fut effrayé, tant il en avait
gardé mauvais souvenir. Oh! les rêves, les rêves surtout, qui, à heure
fixe, le prenaient dans la nuit, informes, compliqués, bizarres--et le
tourmentaient comme des sorciers ou des démons!... ou bien, s'il était
éveillé, l'angoisse subite, comme une montée de folie au cerveau!
l'envahissement d'un trouble malin qui donne envie de fuir devant soi
pour échapper on ne sait à quelle menace... mais la menace, l'ennemi,
partout vous suivent, ils sont en vous.
--Cours seller ton cheval, petite, et va me chercher le remède en Arles.
Le valet de ferme ne reviendra pas, cours vite, c'est du temps gagné
pour moi....
Et si vite elle était partie que, ce matin-là, elle n'avait pas rendu visite,
dans sa chapelle, à Notre-Dame-d'Amour, à Notre-Dame l'abandonnée!
Zanette allait donc, jolie, sur son cheval blanc qui la portait sans peine,
si légère, si mignonne! Elle allait, un peu attristée au départ, mais sans
beaucoup d'inquiétude, car on sait le combattre, le mal des paluns.
Ceux qui l'ont d'ailleurs l'acceptent et peuvent vivre vieux malgré tout.
A peine en route, la gaîté de la lumière, du mouvement, la prit, et elle
fut distraite des pensées noires par sa jeunesse et par les choses qui
l'entouraient, par la danse des mouissales et des oestres, dont les ailes
vibrantes l'accompagnaient d'une musique fine, qui semblait la voix
même de la lumière.
Les mouissales par myriades et les oestres aussi s'attachaient à ses
épaules, à ses bras, et couvraient la peau du cheval blanc qui en était
tout noir et frissonnait pour les secouer. Et chaque fois que ces
bestioles s'envolaient, Zanette voyait le beau sang du cheval couler des
piqûres en fils de pourpre entre-croisés qui lui mettaient sur le flanc et
sur la croupe comme une résille écarlate! Ces bêtes irritantes ne
piquaient pas les mains actives de la petite, ni son visage d'où sa main
les chassait sans cesse, mais le cheval inquiet bien qu'il y fût habitué, se
contenait mal, voulait à tout moment prendre le galop....
--Doucement, doucement, Griset! lui disait Zanette de sa fine voix.
Elle avait pris, pour aller plus vite, des «raccourcis» qu'elle connaissait,
piquant droit à travers la plaine, dans les saladelles violettes, dans les
enganes, qui tigraient, de leurs touffes égales et grasses de soude, de
grands espaces de sable gris. Le cheval de Zanette trottait ou galopait
là-dedans, sans effleurer une seule tige d'herbe, levant avec précision
ses sabots vierges de fer, de façon à retomber toujours dans le sable
d'où il les retirait sans fatigue--ce que n'aurait pas su faire un cheval né
en d'autres pays. Mais lui, c'était un pur camarguais; il était né au soleil,
un matin, en plein marécage, au milieu de ces sables, de ces enganes,
de ces roseaux, de ces siagnes. Tout cela le connaissait et il connaissait
tout cela. Et joyeux de courir chez lui avec sa petite maîtresse
camarguaise comme lui, il s'ébrouait en balançant la tête, en fouettant
ses flancs de sa queue traînante.
--Doucement, doucement, Griset! voici tes aigues... doucement.
Il les sentait depuis un moment, les aigues, ses belles amies, et, pointant
vers elles ses oreilles, tendant sa queue un instant immobile et, faisant
mine de s'arrêter, Griset, la gorge renflée, la tête un peu en arrière se
mit à hennir fièrement.
C'était bien elles, les aigues du mas de la Sirène, et aussi les taureaux.
Les aigues blanches et grises, le cou bas, cherchaient leur vie dans les
menus roseaux qui craquaient sous leur pied et sous leurs dents. Elles
relevèrent la tête et reconnurent le Griset qui, de temps en temps, leur
était rendu, revenait libre parmi elles et dont elles se rappelaient
peut-être les folles caresses et les morsures.... Puis, le voyant bridé,
harnaché, monté, elles se remirent à brouter l'herbe saline, sans plus
s'occuper de lui, comme si elles le méprisaient....
Les taureaux tous noirs, en ce moment étaient pour la plupart couchés;
ils ruminaient, leurs jarrets repliés sous les poitrails larges, des fils de
bave claire, irisée au soleil, pendant du coin de leur bouche jusqu'à terre.
Ils tournèrent tous la tête du côté de la voyageuse, mais lentement, sans
peur ni menace, et comme sans la voir.... Leurs gros yeux fixes
semblaient rêver; ils songeaient à d'autres pâturages, regrettés peut-être,
où on les ramènerait un jour, aux baignades dans le Rhône qu'il leur
faut parfois passer à la nage, aux jeux du cirque, où quelquefois ils
avaient été blessés.
Deux gardians, bien droits sur leur selle, la pique à l'étrier, surveillaient
la manade,
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