Noa Noa | Page 8

Paul Gauguin
avec le décor végétal et l'atmosphère le plus pénible
contraste: amas informe de pierres de corail reliées par du ciment.
Lacascade prononça un discours, cliché connu, qu'un interprète
traduisit ensuite pour l'assistance française. Puis, le pasteur protestant
fit un prêche. Enfin, Tati, frère de la reine, répondit,--et ce fut tout: on
partait; les fonctionnaires s'entassaient dans des carrioles; cela rappelait
quelque "retour de courses."
Sur la route, à la débandade, l'indifférence des Français donnant le ton,

tout ce peuple, si grave depuis plusieurs jours, recommençait à rire. Les
vahinés reprenaient le bras de leur tanés, parlaient haut, dodelinaient
des fesses, tandis que leurs larges pieds nus foulaient lourdement la
poussière du chemin.
Près de la rivière de la Fatüa, éparpillement général. De place en place,
cachées entre les cailloux, les femmes s'accroupissaient dans l'eau,
leurs jupes soulevées jusqu'à la ceinture, rafraîchissant leurs hanches et
leurs jambes irritées par la marche et la chaleur. Ainsi purifiées, elles
reprenaient le chemin de Papeete, la poitrine en avant, les deux
coquillages qui terminent le sein pointant sous la mousseline du
corsage, avec la grâce et l'élasticité de jeunes bêtes bien portantes. Un
parfum mélangé, animal, végétal, émanait d'elles, le parfum de leur
sang, et le parfum de la fleur de gardénia--tiaré--qu'elles portaient
toutes dans les cheveux.
--Téïné mérahi noa noa (maintenant bien odorant), disaient-elles.
... La princesse entrait dans ma chambre, et j'étais sur mon lit, souffrant,
vêtu seulement d'un paréo. Quelle tenue pour recevoir une femme de
qualité!
Ia orana, Gauguin, me dit-elle. Tu es malade, je viens te voir.
--Et tu te nommes?
--Vaïtüa.
Vaïtüa était une vraie princesse, si toutefois il en est encore depuis que
les Européens ont dans ce pays rabaissé tout à leur niveau. Le fait est,
pourtant, qu'elle arrivait là en très simple mortelle, pieds nus, une fleur
odorante à l'oreille, en robe noire. Elle portait le deuil du roi Pomaré, de
qui elle était la nièce. Son père, Tamatoa, malgré les inévitables
contacts avec les officiers, les fonctionnaires, malgré les réceptions
chez l'amiral, n'avait jamais voulu être qu'un royal Maorie, gigantesque
batteur d'hommes dans ses moments de colère, et, aux soirs d'orgie,
célèbre minotaure. Il était mort. Vaïtüa, prétendait-on, lui ressemblait
beaucoup.

Avec l'insolence de tout Européen qui vient de débarquer, casqué de
blanc, dans l'Ile, je regardais, un sourire sceptique aux lèvres, cette
princesse déchue.
Mais je voulus être poli.
--C'est aimable à toi d'être venue, Vaïtüa. Veux-tu que nous prenions
ensemble l'absinthe?
Et du doigt je lui montrais, par terre, dans un coin de la chambre, une
bouteille que précisément je venais d'acheter.
Simplement, sans manifester ni ennui ni satisfaction, elle s'avança vers
l'endroit désigné et se baissa pour prendre la bouteille. Sa légère robe
transparente se tendit, dans ce mouvements, sur ses reins,--des reins à
porter un monde! Oh, certes, c'était bien une princesse! Ses aïeux? des
géants fiers et braves. Sur ses larges épaules la tête était fortement
plantée, dure, orgueilleuse, féroce. Je ne vis d'abord que ses mâchoires
d'anthropophage, ses dents prêtes à déchirer, son regard oblique
d'animal cruel et rusé, et, malgré un très beau et noble front, je la
trouvai tout à fait laide.
--Pourvu qu'elle ne vienne pas s'asseoir sur mon lit! Jamais une si faible
menuiserie ne nous supporterait tous deux....
C'est justement ce quelle fit.
Le lit craqua, mais résista.
Tout en buvant, nous échangions quelques mots. La conservation,
toutefois, ne parvenait pas à s'animer. Elle finit par languir, et le silence
s'établit.
J'observais la princesse à la dérobée, elle me regardait du coin de l'oeil,
et le temps passait, et la bouteille filait. Vaïtüa buvait bravement.
Elle fit une cigarette tahitienne et s'allongea sur le lit pour fumer. Ses
pieds caressaient d'un geste machinal, continu, le bois d'extrémité; sa

physionomie s'adoucissait, s'attendrissait sensiblement, ses yeux
brillaient, un sifflement régulier s'échappait de ses lèvres--et j'imaginais,
à l'écouter, le félin qui ronronne en méditant quelque sanglante
sensualité.
Comme je suis changeant, je la trouvais maintenant tout à fait belle, et
quand elle me dit, de la saccade dans la voix: "Tu es gentil," un grand
trouble m'envahit. Décidément la princesse était délicieuse....
Elle se mit à réciter une fable, sans doute pour me faire plaisir, une
fable de la Fontaine--souvenir de son enfance, chez les soeurs qui
l'avaient instruite: La Cigale et la Fourmi.
La cigarette était toute partie en fumée.
--Tu sais, Gauguin, fit la princesse en se levant, je n'aime pas ton La
Fontaine.
--Comment? Notre bon La Fontaine!
--Peut être est il bon, mais ses morales sont laides. Les fourmis.... (et sa
bouche exprimait le dégoût). Ah! les cigales, oui! Chanter, chanter,
toujours chanter!
Et fièrement elle ajouta, sans me regarder, les yeux enflammés et
s'adressant loin:
--Quel beau royaume était le nôtre, quand on n'y vendait rien! Toute
l'année on chantait... Chanter, toujours! Donner, toujours!...
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