Et elle s'en alla.
Je remis la tête sur l'oreiller, et longtemps je caressai du souvenir ces
syllabes:
--Ia orana, Gauguin.
Cet épisode, que je retrouve dans ma mémoire avec la mort de Pomaré,
y a laissé plus de traces que l'événement et le cérémonial publics.
Eux-mêmes, les habitants de Papeete, tant les naturels que les blancs,
ne tardèrent pas à oublier le défunt. Ceux qui étaient venus des îles
voisines pour assister aux royales obsèques partirent, encore une fois la
mer bleue se sillonna de mille voiles orangées, et tout rentra dans
l'ordre habituel.
Il n'y avait qu'un roi de moins.
Avec lui disparaissaient les derniers vestiges des traditions anciennes.
Avec lui se fermait l'histoire maorie. C'était bien fini. La civilisation,
hélas!--soldatesque, négoce et fonctionnarisme--triomphait.
Une tristesse profonde s'empara de moi. Le rêve qui m'avait amené à
Tahiti recevait des faits un démenti brutal. C'était la Tahiti d'autrefois
que j'aimais. Celle du présent me faisait horreur.
A voir, pourtant, le persistante beauté physique de la race, je ne pouvais
me persuader qu'elle n'eût rien, nulle part, sauvegardé de sa grandeur
antique, de ses moeurs personnelles et naturelles, de ses croyances, de
ses légendes. Mais, les traces de ce passé, s'il a laissé des traces,
comment les découvrir, tout seul? les reconnaître, sans indication?
Ranimer le feu dont les cendres mêmes sont dispersées?
Si fort que je sois abattu, je n'ai pas coutume de quitter la partie sans
avoir tout tenté, et "l'impossible", pour vaincre.
Ma résolution bientôt fut prise: je partirais de Papeete, je m'éloignerais
du centre européen.
Je pressentais qu'en vivant tout à fait de la vie des naturels, avec eux,
dans la brousse, je parviendrais, à force de patience, à capter la
confiance des Maories--et que je Saurais.
Et, un matin, je m'en allai, dans la voiture qu'un officier avait
gracieusement mise à ma disposition, à la recherche de "ma case".
Ma vahiné m'accompagnait: Titi elle se nommait. Sang mêlé d'anglais
et de tahitien, elle parlait un peu le français. Elle avait mis, pour cette
promenade, sa plus belle robe; le tiaré à l'oreille, son chapeau, en fils de
canne, orné, au dessus du ruban, de fleurs en paille et d'une garniture de
coquillages orangés, ses cheveux noirs et longs déroulés sur ses épaules,
fière d'être en voiture, fière d'être élégante, fière d'être la vahiné d'un
homme qu'elle croyait important et riche, elle était ainsi vraiment jolie,
et toute sa fierté n'avait rien de ridicule, tant l'air majestueux sied à
cette race. Elle garde, d'une longue histoire féodale et d'une
interminable lignée de grands chefs, le pli superbe de l'orgueil.--Je
savais bien que son amour, très intéressé, n'eût guère pesé plus lourd,
dans des esprits parisiens, que la complaisance vénale d'une fille. Mais
il y a autre chose dans la folie amoureuse d'une courtisane maorie que
dans la passivité d'une courtisane parisienne--autre chose! Il y a l'ardeur
du sang, qui appelle l'amour comme son aliment essentiel et qui
l'exhale comme son parfum fatal. Ces yeux-là et cette bouche ne
pouvaient mentir: désintéressés ou non, c'est bien d'amour qu'ils
parlaient...
La route fut assez vite parcourue. Quelques causeries insignifiantes.
Paysage riche et monotone. Toujours, sur la droite, la mer, les récifs de
corail et les nappes d'eau qui parfois s'élevaient en fumée, quand se
faisait trop brusque la rencontre de la lame et du roc. A gauche, la
brousse avec une perspective de grands bois.
A midi, nous achevions notre quarante cinquième kilomètre et nous
atteignions le district de Mataïéa.
Je visitai le district et je finis par trouver une assez belle case, que son
propriétaire me céda en location. Il s'en construisait une autre, à côté,
pour l'habiter.
Le lendemain soir, comme nous revenions à Papeete, Titi me demanda
si je voulais bien la prendre avec moi:
--Plus tard, dans quelques jours, quand je serai installé.
Titi avait à Papeete une terrible réputation, ayant successivement
enterré plusieurs amants. Ce n'est pas là ce qui m'eût éloigné d'elle.
Mais, demi-blanche, et malgré les traces de profondes caractéristiques
originelles et très maories, elle avait à de nombreux contacts beaucoup
perdu de ses "différences" de race. Je sentais qu'elle ne pouvait rien
m'apprendre de ce que je désirais savoir, rien me donner du bonheur
particulier que je voulais.
--Et puis, me disais-je, à la campagne, je trouverai ce que je cherche et
je n'aurai que la peine de choisir.
D'un côté, la mer; de l'autre, la montagne, la montagne béante: crevasse
énorme que bouche, adossé au roc, un vaste manguier.
Entre la montagne et la mer s'élève ma case, en bois de bourao.
Près de la case que j'habite, il y en a une autre: faré amu (maison pour
manger).
Matin.
Sur la mer, contre le bord, je vois une pirogue, et dans la pirogue une
femme demi-nue. Sur le bord, un homme,

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