C'est un homme d'un autre temps que le nôtre. Il
semble absurde et fou parce qu'il est dépareillé. Transportez-le au
seizième siècle en Espagne, et Philippe II le reconnaîtra; en Angleterre,
et Henri VIII lui sourira; en Italie, et César Borgia lui sautera au cou.
Ou même bornez-vous à le placer hors de la civilisation européenne,
mettez-le, en 1817, à Janina, Ali Tepeleni lui tendra la main.
Il y a en lui du moyen âge et du bas-empire. Ce qu'il fait eût semblé
tout simple à Michel Ducas, à Romain Diogène, à Nicéphore Botoniate,
à l'eunuque Narsès, au vandale Stilicon, à Mahomet II, à Alexandre VI,
à Ezzelin de Padoue, et lui semble tout simple à lui. Seulement il oublie
ou il ignore qu'au temps où nous sommes ses actions auront à traverser
ces grands effluves de moralité humaine dégagées par nos trois siècles
lettrés et par la révolution française, et que, dans ce milieu, ses actions
prendront leur vraie figure et apparaîtront ce qu'elles sont, hideuses.
Ses partisans--il en a--le mettent volontiers en parallèle avec son oncle,
le premier Bonaparte. Ils disent: «L'un a fait le 18 brumaire, l'autre a
fait le 2 décembre; ce sont deux ambitieux.» Le premier Bonaparte
voulait réédifier l'empire d'occident, faire l'Europe vassale, dominer le
continent de sa puissance et l'éblouir de sa grandeur, prendre un
fauteuil et donner aux rois des tabourets, faire dire à l'histoire: Nemrod,
Cyrus, Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, Napoléon, être un
maître du monde. Il l'a été. C'est pour cela qu'il a fait le 18 brumaire.
Celui-ci veut avoir des chevaux et des filles, être appelé monseigneur,
et bien vivre. C'est pour cela qu'il a fait le 2 décembre. Ce sont deux
ambitieux; la comparaison est juste.
Ajoutons que, comme le premier, celui-ci veut aussi être empereur.
Mais ce qui calme un peu les comparaisons, c'est qu'il y a peut-être
quelque différence entre conquérir l'empire et le filouter.
Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, et ce que rien ne peut voiler, pas
même cet éblouissant rideau de gloire et de malheur sur lequel on lit:
Arcole, Lodi, les Pyramides, Eylau, Friedland, Sainte-Hélène, ce qui
est certain, disons-nous, c'est que le 18 brumaire est un crime dont le 2
décembre a élargi la tache sur la mémoire de Napoléon.
M. Louis Bonaparte se laisse volontiers entrevoir socialiste. Il sent qu'il
y a là pour lui une sorte de champ vague, exploitable à l'ambition. Nous
l'avons dit, il a passé son temps dans sa prison à se faire une
quasi-réputation de démocrate. Un fait le peint. Quand il publia, étant à
Ham, son livre sur l'Extinction du paupérisme, livre en apparence ayant
pour but unique et exclusif de sonder la plaie des misères du peuple et
d'indiquer les moyens de la guérir, il envoya l'ouvrage à un de ses amis
avec ce billet, qui a passé sous nos yeux: «Lisez ce travail sur le
paupérisme, et dites-moi si vous pensez qu'il soit de nature à me faire
du bien.»
Le grand talent de M. Louis Bonaparte, c'est le silence.
Avant le 2 décembre, il avait un conseil des ministres qui s'imaginait
être quelque chose, étant responsable. Le président présidait. Jamais, ou
presque jamais, il ne prenait part aux discussions. Pendant que MM.
Odilon Barrot, Passy, Tocqueville, Dufaure ou Faucher parlaient, il
construisait avec une attention profonde, nous disait un de ses
ministres, des cocottes en papier, ou dessinait des bonshommes sur les
dossiers.
Faire le mort, c'est là son art. Il reste muet et immobile, en regardant
d'un autre côté que son dessein, jusqu'à l'heure venue. Alors il tourne la
tête et fond sur sa proie. Sa politique vous apparaît brusquement à un
tournant inattendu, le pistolet au poing, ut fur. Jusque-là, le moins de
mouvement possible. Un moment, dans les trois années qui viennent de
s'écouler, on le vit de front avec Changarnier, qui, lui aussi, méditait de
son côté une entreprise. Ibant obscuri, comme dit Virgile. La France
considérait avec une certaine anxiété ces deux hommes. Qu'y a-t-il
entre eux? L'un ne rêve-t-il pas Cromwell? l'autre ne rêve-t-il pas Monk?
On s'interrogeait et on les regardait. Chez l'un et chez l'autre même
attitude de mystère, même tactique d'immobilité. Bonaparte ne disait
pas un mot, Changarnier ne faisait pas un geste; l'un ne bougeait point,
l'autre ne soufflait pas; tous deux semblaient jouer à qui serait le plus
statue.
Ce silence, cependant, Louis Bonaparte le rompt quelquefois. Alors il
ne parle pas, il ment. Cet homme ment comme les autres hommes
respirent. Il annonce une intention honnête, prenez garde; il affirme,
méfiez-vous; il fait un serment, tremblez.
Machiavel a fait des petits. Louis Bonaparte en est un.
Annoncer une énormité dont le monde se récrie, la désavouer avec
indignation, jurer ses grands dieux, se déclarer honnête homme, puis,
au moment où
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