Napoléon Le Petit | Page 7

Victor Hugo
l'embauchage et distribuer l'argent
pour acheter la trahison.» Les pairs le condamnent à la prison
perpétuelle. On l'enferme à Ham. Là son esprit parut se replier et mûrir;
il écrivit et publia des livres empreints, malgré une certaine ignorance
de la France et du siècle, de démocratie et de progrès: l'Extinction du
paupérisme, l'Analyse de la question des sucres, les Idées
napoléoniennes, où il fit l'empereur «humanitaire». Dans un livre
intitulé Fragments historiques, il écrivit: «Je suis citoyen avant d'être
Bonaparte.» Déjà en 1832, dans son livre des Rêveries politiques, il
s'était déclaré «républicain». Après six ans de captivité, il s'échappa de
la prison de Ham, déguisé en maçon, et se réfugia en Angleterre.
Février arriva, il acclama la république, vint siéger comme représentant
du peuple à l'assemblée constituante, monta à la tribune le 21
septembre 1848, et dit: «Toute ma vie sera consacrée à

l'affermissement de la république», publia un manifeste qui peut se
résumer en deux lignes: liberté, progrès, démocratie, amnistie, abolition
des décrets de proscription et de bannissement; fut élu président par
cinq millions cinq cent mille voix, jura solennellement la constitution le
20 décembre 1848, et, le 2 décembre 1851, la brisa. Dans l'intervalle il
avait détruit la république romaine et restauré en 1849 cette papauté
qu'il voulait jeter bas en 1831. Il avait en outre pris on ne sait quelle
part à l'obscure affaire dite Loterie des lingots d'or; dans les semaines
qui ont précédé le coup d'état, ce sac était devenu transparent et l'on y
avait aperçu une main qui ressemblait à la sienne. Le 2 décembre et les
jours suivants, il a, lui pouvoir exécutif, attenté au pouvoir législatif,
arrêté les représentants, chassé l'assemblée, dissous le conseil d'état,
expulsé la haute cour de justice, supprimé les lois, pris vingt-cinq
millions à la Banque, gorgé l'armée d'or, mitraillé Paris, terrorisé la
France; depuis il a proscrit quatrevingt-quatre représentants du peuple,
volé aux princes d'Orléans les biens de Louis-Philippe leur père, auquel
il devait la vie, décrété le despotisme en cinquante-huit articles sous le
titre de constitution, garrotté la république, fait de l'épée de la France
un bâillon dans la bouche de la liberté, brocanté les chemins de fer,
fouillé les poches du peuple, réglé le budget par ukase, déporté en
Afrique et à Cayenne dix mille démocrates, exilé en Belgique, en
Espagne, en Piémont, en Suisse et en Angleterre quarante mille
républicains, mis dans toutes les âmes le deuil et sur tous les fronts la
rougeur.
Louis Bonaparte croit monter au trône, il ne s'aperçoit pas qu'il monte
au poteau.

VI
PORTRAIT
Louis Bonaparte est un homme de moyenne taille, froid, pâle, lent, qui
a l'air de n'être pas tout à fait réveillé. Il a publié, nous l'avons rappelé
déjà, un traité assez estimé sur l'artillerie, et connaît à fond la
manoeuvre du canon. Il monte bien à cheval. Sa parole traîne avec un

léger accent allemand. Ce qu'il y a d'histrion en lui a paru au tournoi
d'Eglington. Il a la moustache épaisse et couvrant le sourire comme le
duc d'Albe, et l'oeil éteint comme Charles IX.
Si on le juge en dehors de ce qu'il appelle «ses actes nécessaires» ou
«ses grands actes», c'est un personnage vulgaire, puéril, théâtral et vain.
Les personnes invitées chez lui, l'été, à Saint-Cloud, reçoivent, en
même temps que l'invitation, l'ordre d'apporter une toilette du matin et
une toilette du soir. Il aime la gloriole, le pompon, l'aigrette, la broderie,
les paillettes et les passe quilles, les grands mots, les grands titres, ce
qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir. En sa qualité
de parent de la bataille d'Austerlitz, il s'habille en général.
Peu lui importe d'être méprisé, il se contente de la figure du respect.
Cet homme ternirait le second plan de l'histoire, il souille le premier.
L'Europe riait de l'autre continent en regardant Haïti quand elle a vu
apparaître ce Soulouque blanc. Il y a maintenant en Europe, au fond de
toutes les intelligences, même à l'étranger, une stupeur profonde, et
comme le sentiment d'un affront personnel; car le continent européen,
qu'il le veuille ou non, est solidaire de la France, et ce qui abaisse la
France humilie l'Europe.
Avant le 2 décembre, les chefs de la droite disaient volontiers de Louis
Bonaparte: C'est un idiot. Ils se trompaient. Certes ce cerveau est
trouble, ce cerveau a des lacunes, mais on peut y déchiffrer par endroits
plusieurs pensées de suite et suffisamment enchaînées. C'est un livre où
il y a des pages arrachées. Louis Bonaparte a une idée fixe, mais une
idée fixe n'est pas l'idiotisme. Il sait ce qu'il veut, et il y va. À travers la
justice, à travers la loi, à travers la raison, à travers l'honnêteté, à
travers l'humanité, soit, mais il y va.
Ce n'est pas un idiot.
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