y fait ses affaires,
on vit là-dessus comme à l'ordinaire. La société continue, et force
honnêtes gens trouvent les choses bien ainsi. Pourquoi voulez-vous que
cette situation change? pourquoi voulez-vous que cette situation finisse?
Ne vous faites pas illusion, ceci est solide, ceci est stable, ceci est le
présent et l'avenir.»
Nous sommes en Russie. La Néva est prise. On bâtit des maisons
dessus; de lourds chariots lui marchent sur le dos. Ce n'est plus de l'eau,
c'est de la roche. Les passants vont et viennent sur ce marbre qui a été
un fleuve. On improvise une ville, on trace des rues, on ouvre des
boutiques, on vend, on achète, on boit, on mange, on dort, on allume du
feu sur cette eau. On peut tout se permettre. Ne craignez rien, faites ce
qu'il vous plaira, riez, dansez, c'est plus solide que la terre ferme.
Vraiment, cela sonne sous le pied comme du granit. Vive l'hiver! vive
la glace! en voilà pour l'éternité. Et regardez le ciel, est-il jour? est-il
nuit? Une lueur blafarde et blême se traîne sur la neige; on dirait que le
soleil meurt.
Non, tu ne meurs pas, liberté! Un de ces jours, au moment où on s'y
attendra le moins, à l'heure même où on t'aura le plus profondément
oubliée, tu te lèveras!--ô éblouissement! on verra tout à coup ta face
d'astre sortir de terre et resplendir à l'horizon. Sur toute cette neige, sur
toute cette glace, sur cette plaine dure et blanche, sur cette eau devenue
bloc, sur tout cet infâme hiver, tu lanceras ta flèche d'or, ton ardent et
éclatant rayon! la lumière, la chaleur, la vie!--Et alors, écoutez!
entendez-vous ce bruit sourd? entendez-vous ce craquement profond et
formidable? c'est la débâcle! c'est la Néva qui s'écroule! c'est le fleuve
qui reprend son cours! c'est l'eau vivante, joyeuse et terrible qui soulève
la glace hideuse et morte et qui la brise!--C'était du granit, disiez-vous;
voyez, cela se fend comme une vitre! c'est la débâcle, vous dis-je! c'est
la vérité qui revient; c'est le progrès qui recommence, c'est l'humanité
qui se remet en marche et qui charrie, entraîne, arrache, emporte, heurte,
mêle, écrase et noie dans ses flots, comme les pauvres misérables
meubles d'une masure, non-seulement l'empire tout neuf de Louis
Bonaparte, mais toutes les constructions et toutes les oeuvres de
l'antique despotisme éternel! Regardez passer tout cela. Cela disparaît à
jamais. Vous ne le reverrez plus. Ce livre à demi submergé, c'est le
vieux code d'iniquité! Ce tréteau qui s'engloutit, c'est le trône! cet autre
tréteau qui s'en va, c'est l'échafaud!
Et pour cet engloutissement immense, et pour cette victoire suprême de
la vie sur la mort, qu'a-t-il fallu? Un de tes regards, ô soleil! un de tes
rayons, ô liberté!
V
BIOGRAPHIE
Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, né à Paris le 20 avril 1808, est fils
d'Hortense de Beauharnais, mariée par l'empereur à Louis-Napoléon,
roi de Hollande. En 1831, mêlé aux insurrections d'Italie, où son frère
aîné fut tué, Louis Bonaparte essaya de renverser la papauté. Le 30
octobre 1835 il tenta de renverser Louis-Philippe. Il avorta à Strasbourg,
et, gracié par le roi, s'embarqua pour l'Amérique, laissant juger ses
complices derrière lui. Le 11 novembre il écrivait: «Le roi, dans sa
clémence, a ordonné que je fusse conduit en Amérique»; il se déclarait
«vivement touché de la générosité du roi», ajoutant: «Certes nous
sommes tous coupables envers le gouvernement d'avoir pris les armes
contre lui, mais le plus coupable, c'est moi», et terminait ainsi: «J'étais
coupable envers le gouvernement; or le gouvernement a été généreux
envers moi[4].» Il revint d'Amérique en Suisse, se fit nommer capitaine
d'artillerie à Berne et bourgeois de Salenstein en Turgovie, évitant
également, au milieu des complications diplomatiques causées par sa
présence, de se déclarer français et de s'avouer suisse, et se bornant,
pour rassurer le gouvernement français, à affirmer, par une lettre du 20
août 1838, qu'il vit «presque seul» dans la maison «où sa mère est
morte», et que sa ferme volonté «est de rester tranquille». Le 6 août
1840, il débarqua à Boulogne, parodiant le débarquement à Cannes,
coiffé du petit chapeau[5], apportant un aigle doré au bout d'un drapeau
et un aigle vivant dans une cage, force proclamations, et soixante valets,
cuisiniers et palefreniers, déguisés en soldats français avec des
uniformes achetés au Temple et des boutons du 42e de ligne fabriqués à
Londres. Il jette de l'argent aux passants dans les rues de Boulogne, met
son chapeau à la pointe de son épée, et crie lui-même: vive l'empereur;
tire à un officier[6] un coup de pistolet qui casse trois dents à un soldat,
et s'enfuit. Il est pris, on trouve sur lui cinq cent mille francs en or et en
bank-notes[7]; le procureur général Franck-Carré lui dit en pleine cour
des pairs: «Vous avez fait pratiquer
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